J’ai été sexuellement attaquée trois fois lorsque j’étais enfant et adolescente.
Toujours par des hommes, cela va sans dire.
Et toujours par des vieux, ce qui veut dire qu’il sévissait sans entrave depuis longtemps. Ce genre de type ne commence pas à 60 ans.
La première fois, j’avais 9 ans.
Pendant les grandes vacances, et à quelques mètres de mes parents.
Nous passions comme d’habitude des vacances à Avignon, chez tonton J. et tata G. Du fait de leur travail, ils connaissaient des gens un peu partout aux alentours et entretenaient des rapports amicaux comme on fait dans le sud avec les parisiens, chaleureux en apparence, froids dans le fond. On avait donc tous été invités par M. B. à venir partager un grand repas festif à Cavaillon, si je me souviens bien.
Des tréteaux et de longues planches installés au milieu de la petite rue faisaient office de table de gala chargées de mets, de merguez, de chipos, de côtelettes, de salades de tomates, et, forcément, de délicieux melons.
Tout le monde était heureux, joyeux, gai, et moi aussi…
Après le repas, les enfants ennuyés des conversations des adultes avaient été lâchés dans la ruelle, pendant que les adultes continuaient à boire du rosé et à discuter de tout et de rien. La marmaille piaillante couraient en tous sens, jouant à chat perché, à un deux trois soleil, et, finalement, à cache-cache.
En quête d’une cachette, j’ai entrebâillé la grande porte de bois d’un vieux hangar, et me suis faufilée dans le noir, le cœur battant d’excitation, certaine que ma cachette ne serait pas découverte… Soudain, la grande porte s’est rouverte et quelqu’un est entré, vite englouti par l’obscurité. Quand j’ai voulu sortir, inquiète de cette présence, un vieux monsieur m’a saisi, m’a touché et embrassé, m’enfonçant sa langue dans la bouche, me tenant serrée dans ses bras plus puissants que les miens… Je voyais presque mes parents par l’entrebâillement du vieux portail.
Je me suis tortillée en tous sens, et le cœur battant à tout rompre, je lui ai échappé, et me suis coulée à l’extérieur, dans la rue éclairée et joyeuse, et me suis assise à côté de mon père. Je n’ai plus bougé de la soirée.
Je n’ai rien dit.
La deuxième fois, j’avais 12 ans. Pour une raison que je n’ai jamais comprise, nos parents, qui ne nous envoyaient jamais nulle part, ni en colo, ni en camp, nous avaient, cette année-là, envoyées quinze jour « au frais », en Bretagne, ma sœur et moi, chez des personnes qui faisaient profession d’être « famille d’accueil », sur les conseils d’un ami de papa.
J’ai passé ces quinze jours à essayer d’échapper à l’homme de la maison, un homme d’un âge certain, marié à une personne contrefaite et handicapée, que, le soir, je devais enduire de pommade contre un zona qui s’était déclaré à notre arrivée. Pendant deux semaines, j’ai vécu dans l’angoisse. Il venait m’embrasser au lit, en cherchant mes lèvres, bien que je fasse semblant de dormir. C’est ma sœur de 11 ans qui me protégeait par sa présence constante. Un jour où j’essayais de sauter d’un muret, il est arrivé pour me « porter secours ». Me saisissant pour me faire descendre, il a mis son doigt dans mon vagin.
C’est récemment, en parlant avec ma fille, que j’ai compris que, quand un homme met son doigt dans ton sexe, c’est un viol. Auparavant, je pensais que c’était « juste » un agression.
Nous n’avions, dans ces années-là, aucun moyen de contact avec nos parents, à part le téléphone familial dans la salle à manger, accessible aux oreilles de tout le monde. De toutes façons, je n’aurai jamais parlé de ça à mes parents.
Nous sommes enfin rentrée.
Je n’ai rien dit.
Mais ma sœur, peut-être parce qu’elle n’était pas la victime directe du prédateur, a tout raconté à nos parents le soir même de notre arrivée à la maison.
Ils n’ont rien fait.
J’ai souvent demandé à ma mère pourquoi ils n’avaient pas signalé à la DDASS, à la police, à la justice. Elle n’avait pas de réponse. Peut-être avait-elle pensé que la parole des enfants ne seraient pas crue. Que nous n’avions pas de preuve, et que ce serait compliqué.
Je pense avec horreur, aux petites filles placée dans cette famille par la suite.
La troisième fois, j’avais 16 ans. Notre famille venait d’être éprouvée par un terrible deuil, quand j’ai été agressée par un des hommes de notre cercle familial, trois mois après le drame. Je me croyais seule dans la maison quand je me suis retrouvée acculée contre une porte par ce vieil homme aux mains plus que baladeuses, qui cherchait lui aussi à m’embrasser de force avec la langue. Il m’avait attendu, à l’affut d’une occasion.
Hélas pour lui, et heureusement pour moi, je faisais déjà 1m75, à cette époque, et j’étais bien plus forte qu’à 12 ans. Je l’ai violemment repoussé. Il est allé valser à l’autre bout de la pièce, et je me suis enfuie sans demander mon reste, trouvant refuge, le cœur battant, auprès des autres membres de la famille qui se trouvaient présents.
Je n’ai rien dit.
Pourtant, des années durant après cette agression, je me suis crue obligée de l’embrasser pour dire bonjour, parce que je ne voulais pas dévoiler l’ignominie du bonhomme à sa femme, ou à ses enfants. Ses lèvres frôlaient toujours les miennes, et ses mains cherchaient toujours le contact.
Ces hommes, ces prédateurs, ce qui les intéresse, ce n’est pas la fillette, la jeune fille ou la femme, c’est la chasse.
C’est le jeu du chat et de la souris, et la souris ne sait pas qu’elle est souris, qu’elle est la proie.
Seul le chasseur sait qu’il chasse. À l’affut de chaque opportunité de satisfaire son désir de prédation.
Et il aime être le chasseur, et il aime que sa proie ignore être une proie. Leurs victimes ne sont pas des victimes, mais des gibiers. Leur excitation vient du fait qu’ils sont seuls à connaitre leurs desseins, leurs plans, leurs embuscades. Peu importe les vêtements, l’heure, l’allure, ce que faisait la victime au moment des faits, peu importe la victime, pour eux…
Ils repèrent les proies faciles, les filles gentilles, les femmes qui auront des égards pour eux. C’est la glue de leur piège. Ils ne s’attaquent guère aux femmes qu’ils pourraient craindre, et sont toujours surpris des défenses du gibier qu’ils pourchassent.
Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas été traumatisée par ces agressions plus que par d’affreux souvenirs, comme si mon esprit avait fait une sauvegarde, au cas où… Je n’ai que le souvenir de la peur de ne pas pouvoir m’enfuir, le souvenir de ne pas comprendre ce que voulaient ces vieux hommes qui me poursuivaient, ou qui m’attendaient, tapis dans l’ombre.
