Je me souviens des petites robes de velours noir ornées de col de dentelle blanche, de nos gilets bleu ciel tricotés à la main, de nos collants de dentelle laissés sous le sapin à Noël, de nos souliers vernis.
Je me souviens des habits du dimanche, des habits propres, neufs et inhabituels, qui nous engonçaient, et nous intimidaient, ma sœur et moi, mais où nous nous trouvions belles et spéciales, et qui provoquaient de petits gestes précieux et étudiés des mains et des pieds.
Dans notre enfance, ma mère avait pris l’habitude de nous habiller de façon identique, ma sœur et moi, comme ça se faisait dans ces années-là. Mêmes robes, mêmes petites chaussures vernies, mêmes manteaux de laine à col de velours, mêmes maillots de corps « Petit bateau » blancs et immaculés, même petits tricots de jersey, même tout.
Étiquette : Enfance
Prédation.
J’ai été sexuellement attaquée trois fois lorsque j’étais enfant et adolescente.
Toujours par des hommes, cela va sans dire.
Et toujours par des vieux, ce qui veut dire qu’il sévissait sans entrave depuis longtemps. Ce genre de type ne commence pas à 60 ans.
La première fois, j’avais 9 ans.
Pendant les grandes vacances, et à quelques mètres de mes parents.
Nous passions comme d’habitude des vacances à Avignon, chez tonton J. et tata G. Du fait de leur travail, ils connaissaient des gens un peu partout aux alentours et entretenaient des rapports amicaux comme on fait dans le sud avec les parisiens, chaleureux en apparence, froids dans le fond. On avait donc tous été invités par M. B. à venir partager un grand repas festif à Cavaillon, si je me souviens bien.
Des tréteaux et de longues planches installés au milieu de la petite rue faisaient office de table de gala chargées de mets, de merguez, de chipos, de côtelettes, de salades de tomates, et, forcément, de délicieux melons.
Tout le monde était heureux, joyeux, gai, et moi aussi…
Enfance.
Obscur couloir frais, empli de la rumeur
de courses enfantines.
Celle que je fus
joue, seule, quelque part, à l’ombre d’un platane,
ou, assise sur la marche rouge.
Mon ombre sent la fraîcheur de la tommette
dans le silence poussiéreux,
La fièvre de l’après-midi,
le paisible ennui estival,
les volets mi-clos.
La tête bourdonnante, je me sens hanneton…
Pensive, un moment,
j’entends les échos de leur jeu dans la cour,
J’observe, au travers des carreaux,
leur silhouette colorées,
lumineuses,
vivantes.
et les maigres tiges des roses trémières,
frémissant dans la chaleur blanche.
Le souvenir d’avoir été plus innocente encore…
Le cortège rouge et noir des insectes.
Le mur de briques rouges.
Le bistre des ferrailles,
le toit écroulé,
promenade de chats.
Et, dans la véranda (laissé là sur la table)
le dessin régulier d’une patience.
Garrigue.
Tout était blanc à cause de la lumière.
Tout faisait mal à voir.
Je ne me souviens que de l’odeur
des pins, du thym et du romarin,
Et de trois silhouettes
Dans la poussière du chemin.
Je me souviens des roches dévorées,
des papillons ivres de soleil,
des cigales.
Nous rentrions bredouilles,
Nos filets à papillons sur l’épaule,
dans la gloire du jour finissant,
nos sandales pleine de sable.
Départ
Je ne comprenais pas le jeu de mots, mais j’aimais bien Gai-Luron, le chien neurasthénique, et Belle-Lurette sa fiancée, et surtout l’acheter en format carré « de poche » avant de prendre le train pour les grandes grandes vacances, Gare de Lyon, départ pour Avignon, 7h30 de tchoutoun tchoutoun taada taada… taada taada, avec les porte-chapeaux en grille de fer, les images de notre pays en noir et blanc dans leur cadre, les petits napperons blancs derrière les têtes des « premières », les rideaux de velours rouge, les fenêtres qui s’ouvraient, les « pourriez-vous fermer la fenêtre, j’ai froid ? » alors qu’il fait 40° dans le compartiment, des éternels frileux, le service restaurant, son préposé à clochette qui passait dans le couloir : « premier service, premier service… Et nous, en tongs et en short de couleur, les pieds sur le siège, avec notre « poche »… 2 mois et demi de liberté, les cahiers de vacances dont nous ne faisions laborieusement que les trois premières pages, mais qu’on insistait pour avoir, les baignades dans le froid Gardon, les excursions à la mer, direction Salins de Giraud, arrêt à Arles pour acheter les MEILLEURES merguez, la pêche aux tellines qu’on grillait sur le barbecue de fortune, avec juste leur sel naturel, les nuits enchantées de grillons, les belles de nuit qui s’ouvrait au soir et donnaient le départ pour le « passage » à la douche, les soirées de rien. Jamais nous ne regardions la télé… On n’y pensait même pas. Par contre, on lisait et on relisait les bandes dessinées achetées en partant, avec quelques bagarres : Aggie, Lili la Petite Parisienne, ses cousines de Saint-Herbu, Dan et Monsieur Minet, le Mickey Parade et le Picsou Magazine, les Pif. On les retrouvait avec joie, d’une année sur l’autre, sans compter le Canard enchaîné dans les toilettes et l’almanach Vermot qui traînait dans la véranda. Les plaisirs d’une enfance sans « produits dérivés », avec des jeux dictés par notre seule imagination.

Antoinette
La vie a quitté ma grand-mère dans sa 101e année, à l’aube de son anniversaire, un jour d’octobre merveilleux, plein de soleil pour rendre hommage à sa lumière. Cette force tranquille était devenue une feuille fragile qu’un souffle effritait. Mais pendant cent ans, ma grand-mère, Antoinette, a vécu.
Vivre. Ce verbe, elle l’a vraiment fait sien. Hélas, on oublie de poser des questions et celles-ci se bousculent aujourd’hui… Mamie, je ne sais pas tous les détails de ta vie, est-ce que tu avais cette même joie d’exister, envers et contre tout, quand tu étais enfant ?
J’ai mis très longtemps à comprendre à quel point ma grand-mère avait été une source de chaleur et un réconfort dans ma vie d’enfant. Plus j’avance en âge, plus je me rends compte combien son soleil a éclairé ma vie. L’appel de la vie immédiate et le désir de liberté peuvent faire d’une femme une mère approximative, mais une formidable grand-mère. Pour ma part, ma grand-mère a étendu un manteau de joie et de fantaisie sur ma vie, et a éclairé d’une grande lumière les recoins sombres et désespérants.
Lire la suite « Antoinette »Le goûter.
J’ai respiré le pain frais. Il sentait le goûter, les barres de chocolat Milka dans leur papier mauve, l’enfance, l’école et la cour de récré. Il sentait la poussière saine du chemin battu, les tilleuls en fleurs, la fin de l’année, la sortie en bus. Il était plein de silence et de rires.
Il était tellement peu de chose.
Ma mère saupoudrait les longues tartines de la baguette beurrées, de sucre ou de cacao en poudre Poulain. Elle les secouait au-dessus de l’évier pour les débarrasser du superflu qui aurait causé des dégâts sur nos maillots et nos jupes. Je les pliais en deux dans la longueur pour pouvoir les mordre.
Le beurre faisait des rides brunes.

Piémanson.
La plage de Piémanson, aux Salins-de-Giraud, est perdue au bout d’une Camargue dure et laborieuse, salée, craquelée, marbrée du rose des marais. Après le village, il faut rouler vingt kilomètres pour trouver la plage qui était quasiment déserte lorsque nous étions enfants. En traversant les marais salants, nous léchions nos bras salés par l’écume portée loin par un vent léger, soudain pris d’hystérie à l’approche de la mer. Sur la longue plage vide, les familles en pique-nique avaient arrimé leurs toiles rayées et leurs parasols tous les deux cents mètres, les jours d’affluence. La plage, entre deux bras du Rhône qui se jette en delta dans la Méditerranée, comme ne l’ignorent pas ceux qui ont étudié la géographie de la France à l’école, est longue et plate, sans dunes et parsemée de troncs de bois flottés charriés par ce fleuve puissant. Nos parents installaient pour la journée, autour du bus volkswagen, ce qu’ils appelaient un campement de caraques. Les caraques, dans le sud, ce sont les gitans, de ceux qui jouent de la guitare autour du feu, avec leurs enfants morveux et libres, leurs femmes attifées de jupes roses, en claquettes, leurs sièges de bagnoles déglingués en guise de canapé Ikéa.
Lire la suite « Piémanson. »Mon père.
Mon père était du genre à conduire le bras à la fenêtre de la Simca, tapotant le toit du bout de ses doigts. Décontracté et patient, il chantonnait en attendant ma mère qui aimait nous faire attendre, entassés dans la petite voiture. Je revois sa nuque, avec ses cheveux coupés au rasoir par le coiffeur de l’avenue Descartes, et ses oreilles un peu décollées au travers desquelles passaient un soleil rouge. Il fumait négligemment ses Gitanes, envoyant par la fenêtre ouverte les volutes de fumée épaisse du tabac brun.
Il rentrait du travail à heures fixes, c’était en ce temps-là un homme à la régularité d’horloge. Il nous embrassait en nous frottant les joues avec sa barbe du soir, un baiser de papier de verre. On éclatait de rire. Mon père entrant dans la maison, c’était la joie et la légèreté qui revenait du travail avec lui. Le soir, pour épargner cette tâche à ma mère, mon père nous donnait notre bain, nous confondant avec des animaux à étriller. On ressortait de cette épreuve propres comme des sous neufs et rouges des pieds à la tête. Puis mon père disparaissait je ne sais où, tandis que nous mangions notre soupe dans la petite cuisine
Inventaire.
Dire que la vie, la nôtre, n’est pas éternelle… Combien de printemps ? Combien d’étés ? Combien de douces et chaudes soirées où jouent des vers luisants ? Combien de pleines lunes ? Combien d’arc-en-ciel ? Combien de fois la neige immaculée ? Combien de baisers à bouches éperdues ? Combien de caresses ? Combien de fois aimer et être aimé ? Combien de mots tendres dans la nuit ? Combien de fois surprendre un regard innocent, un geste figé dans l’air ? Combien de renards jouant à l’aube dans le pré, combien de fois entendre rêver le chien, combien de baignades et de rires ? Combien de fois prendre son enfant dans ses bras ? Combien de rêves et combien d’enfance?
On ne compte jamais, et soudain, tout a disparu.
Il y a une dernière fois à toute chose.

Peinture : Zhang Daqian.