Lorsque que nous sommes arrivés rue du Rabois, il y a plus de vingt-six ans aujourd’hui, le 26 juin 1996, c’était au lendemain d’une période très noire pour mon compagnon, ma petite fille et pour moi… Une période de dépression profonde.
Cette maison, nous ne l’avions pas choisie. Ma mère et ma tante ayant reçu pour mission de nous trouver un toit à Argenton en un mois, elles choisirent cette maison au bord de la Creuse. Nous ne l’avions pas visitée, nous l’avons rencontrée le jour même de notre arrivée.
C’est ainsi que nous avons posé nos valises, et tout le reste, pour nous ne savions combien de temps. On voyait ça comme une étape.
Mais voilà, nous y avons été très heureux. Moi, en tout cas… Chaque fois que j’ai promené le chien sous les tilleuls de la promenade, je me suis sentie heureuse et très chanceuse…
La maison n’était pas parfaite, mais elle a su abriter la vie de notre petite famille. Pendant les treize ans où nous y avons vécu, ma fille a grandi. De petite fille de 11 ans, elle s’est transformée en jeune femme de 24 ans. On a vieilli, on a changé, j’ai passé du bon temps, mais aussi de fichus quarts d’heure, j’ai perdu mon père, mes cousins, mes oncles… J’ai eu des joies, j’ai eu des peines. Ma fille est partie, mon chéri est resté, mon chien a pris de l’âge.
Et puis un jour, il a fallu quitter cette maison pour une autre, moins près de la rivière, moins sujette aux crues, moins froide, avec un peu moins d’escaliers.
Ce n’est pas facile de quitter un lieu qui résume une grande partie, une partie heureuse malgré tout, de ma vie. Pas facile de quitter ce qu’il faut laisser derrière soi. Un jour, il a fallu ne plus jamais… et abandonner les habitudes, les marques, les traces de nous. Dire adieu à tout ce qui nous avait fait, jour après jour.
Ne plus jamais monter les escaliers pour me réfugier dans ma tour d’ivoire, ne plus avoir de belles discussions dans la cuisine, les soirs d’été, attaqués par les moucherons.
Ne plus coller le sapin de Noël entre les deux canapés jaunes et regarder la télé la tête dans les boules et les guirlandes, ne plus regarder passer la rivière devant notre fenêtre, ni admirer ses reflets iridescents sur le plafond de notre chambre, ne plus nous légumer sur les canapés devant un film bollywood, ne plus nous serrer à 14 autour de la table ronde pour 8 personnes… Oublier ma cuisine chaleureuse, mon minuscule bureau et sa lilliputienne fenêtre ouverte sur la rivière et les collines, mon immense chambre aux parquets craquants dont les fantômes se réveillaient la nuit, toquant à la porte de la grande armoire de chêne, mes escaliers entourés des visages du passé me regardant passer au présent, le rideau à moitié mangé par le chien, son tapis, son poulet mort en caoutchouc. Dire adieu à la salle d’eau éblouie de lumière, petite et inconfortable mais dont la fenêtre était immense.
Me souvenir du chien, du beau compagnon, de l’ami à poils et à pattes, qu’on croyait perdu alors qu’il était enfermé dans le garage, qui s’enfuyait pour attraper des canards dans la rivière, qui croyait que les chats vivaient dans les arbres, qui n’aimait pas la pluie, qui aboyait dehors si on l’oubliait à la porte, qui prenait toute la place de mon tout petit atelier en étalant sa grande carcasse fauve.
Me rappeler les longues conversations dans ma chambre avec Mathilde, à tous ses âges. Toc ! toc ! je peux te dire quelque chose ? Mais il est une heure du matin, ma chérie ! Me rappeler l’arrivée du chien aux yeux jaunes, trouvé dans la cour du collège. Me rappeler les vendredis soirs « choux farcis ». Me rappeler l’arrivée de mon premier Mac. Me rappeler mon père. Mon père vivant. Et aussi ma mère qui arrivait pétaradante au volant de son auto. Me rappeler tous les anniversaires de ma fille. Toutes les fêtes, tous les jours de Pâques, les Noëls, les réveillons. Me rappeler ses copains qui appelaient et qui me demandaient : « Je suis bien chez Mathilde ? » Heu non, chez ses parents ! Me rappeler les cours de conduite, et ma première voiture, La Peugeot garée devant la maison. Les pêcheurs bredouilles, et ceux qui ne l’étaient pas. Les baignades de Diego dans le bief, les petits rats courant sur le muret, les adolescents se baignant et riant dans les éclaboussures de la rivière pendant leurs escapades buissonnières, les hérons pêcheurs au bout de l’écluse, leur vol élégant, les piaillements des hirondelles en rase-motte au-dessus de l’eau miroitante. Le printemps frais qui fait tomber des pétales dans la rivière. L’été fringuant qui assèche et laisse voir les pierres moussues où vivent les ondines, encadrant l’eau d’iris jaunes. L’automne et le reflet du sycomore roux frémissant à chaque coup de pinceau du vent léger sur l’eau. l’hiver, qui gèle le bord de l’eau grise, et la noie dans la glace et la neige. La colline, en face, qui se couvre de la dentelle noire des arbres nus. Le pêcheur de l’autre rive, devant la vieille porte ouverte dans un vieux mur, qui taquinait les poissons et la grande chèvre blanche qui lui tenait compagnie. La petite maison sur la colline, dont les fenêtres formaient un visage qui disait « u ». La maison qui fait u, c’était son nom, pour nous.
Me rappeler tous les Noëls, toutes les Saint-Sylvestre à faire le tour du quartier en tapant dans les cloches et les couvercles. Toutes les promenades sous la neige avec le chien poudré de blanc.
Laisser derrière moi tous les traits au crayon de toutes les tailles de Mathilde et leur date… Est-ce que j’ai grandi, maman ? Tous ses souvenirs, tous ces souvenirs. Mathilde codant des sites, Mathilde faisant des bracelets brésiliens et des scoubidous, s’essayant à la pâtisserie, bricolant des trucs et des machins, dressant le chiens, passant son bac…
Laisser derrière moi les traces de tous les papiers affichés dans mon bureau qui ne sont plus qu’en creux et en poussière.
Laisser derrière moi le prunier fripon venu pousser dans le jardin par hasard.
Laisser derrière moi les images de beaucoup de bonheurs passés et n’en garder que les souvenirs friables d’une mémoire qui finira par oublier…
Mais me rappeler toutes les pleines lunes, tous les ciels étoilés, toutes le brumes s’élevant en écharpe de l’eau de la rivière. Tous les soleils couchants et toutes les aubes.
En quittant cette maison, j’ai pris avec moi les souvenirs de l’enfance de mon enfant, de mes moments de pur bonheur, les instants de parfaite complicité, les images de mon chien ronflant à côté de l’escalier, ou essayant de choper les lettres que le facteur glissait dans la boîte… Tous les moments d’un bonheur fugace, qui est tout le bonheur, je les ai mis dans des cartons, dans des boîtes et dans mes souvenirs…
Mais je ne sais où les ranger…
