Premières fois…

Badoit !

Mon premier souvenir de première fois !
J’ai sept ans. Je suis en CP. J’apprends à lire à l’ancienne, b-a, ba, b-i, bi, Pa-Pa fu-me sa Pi-Pe, et à compter avec des bûchettes.
Et voilà qu’un miracle arrive. Les hiéroglyphes impénétrables de l’affiche gigantesque ont subitement un sens :  B-A, BA… D-O-I-T, DOIT… 
Ba-doit !
Je sais lire.
Même si je n’ai aucune idée de ce que Badoit veut dire. 

J’ai 7 ans également lorsque je rentre dans le minuscule appartement de mes parents pour tomber sur un énorme carton dans le couloir… L’emballage de la grosse télé modèle 1967 que mes parents viennent d’acquérir. Je me souviens de l’objet disgracieux en bois verni, avec son écran de gros verre olivâtre, et ses larges boutons, posé sur une table en formica cerclé de fer doré, aux jambes maigres, de l’étagère sous le plateau, entre les piétements, où ma mère avait posé une grosse cruche de verre, entourée de paille et remplie de mercurochrome dilué sensé imiter du vin, de la façon dont le poste s’allumait en commençant par un point au milieu… 

J’ai eu pour la première fois la télé, pour la première fois le téléphone, pour la première la voiture des parents…
J’avais neuf ans lorsque j’ai vu en différé les images grises et tremblotantes de l’homme qui mettait en notre nom un pied sur la lune pour la première fois.

Premières fois…

Celui que j’aime est pour moi un terrain d’expérimentation quasiment sans limites quant aux premières fois, et qu’il se livre à mon insatiable curiosité. Il m’arrive souvent, lorsque nous déjeunons, de le questionner sur ses premières fois. Nous avons seize ans d’écart, nous venons de pays différents. Je suis née à Paris, pour moi, ce décor est familier, mais pour lui, découvrir Paris a eu une première fois, et je suis curieuse de connaître ses émotions. Les goûts qu’il n’avait pas connu, comme le chou de la choucroute, les endives, et le délice des fraises à la crème. Le miracle de Notre-Dame pour la première fois, assoupie, de dos, en descendant les quais vers Saint-Michel. 
Je l’envie.
Il me raconte aussi souvent que, la première fois qu’il m’a vue dans la salle de cours, il a vu entrer un François Boucher de chair et d’os. Il se souvient bien mieux que moi de ma robe de lainage en minuscule vichy rouge et beige, de mes chaussures babies et de mes longues nattes entortillées autour de ma tête. 

Pour ma part, je me souviens de la première fois où je me suis rendue dans sa ville natale, Lisbonne. Un souvenir d’une rare intensité. 1986. C’était le matin vers 11 heures. Il venait de pleuvoir sur la ville. Lisbonne est proche de l’océan. Les nuages sont vite chassés et le soleil explose sur les pavages de basalte noir et les trottoirs de calcaire blanc.
Le soleil était donc revenu et tout semblait limpide, lavé, propre.
Je décidais de descendre la rue où se trouvait notre hôtel. La rue des Fenêtres Vertes. Rue que je ne peux parcourir sans émotion. Rue inoubliable. Rue de première fois.
Du lointain bas de la rue est montée une carriole brinquebalante, poussée par un homme dont je ne me souviens que de la silhouette noire, ombre chinoise dans le plein soleil. La rue était silencieuse. On entendait au loin le brouhaha allègre de la cité. Soudain, un son merveilleux s’est élevé. Quelques notes d’une flûte de pan en plastique, truiiiit truiluilui… Quelque chose comme ça. Comme un chant d’oiseau spécifiquement urbain. Puis la voix de l’homme qui lançait dans l’air cristallin son appel modulé. Je n’ai rien compris, bien sûr. Le portugais était encore mystérieux à mes oreilles. Ce n’était qu’une plainte obscure, mais j’ai su aussi que c’était la musique de la ville. Une musique éternelle, et qui le devenait pour moi à ce moment-là. Cette silhouette noire, c’était celle du rémouleur, aiguiseur de couteaux et réparateur de baleines de parapluie (au temps où les gens réparaient les choses), qui montait ainsi la rue lançant son cri tout semblable au cri du vitrier de Paris, et soufflait dans sa flûte pour attirer les clients.

C’est aussi lors de ce séjour que j’ai entendu pour la première fois un autre son fantastique ; le son de la corne de brume des bateaux en partance, qui sortaient du port, la nuit, traversant les brouillards échevelés qui s’échappent du Tage en hiver. Ce bouhoooouhoooou profond et sourd, inoubliable vagissement d’animal formidable et chimérique, m’a emporté dans le sommeil et dans le voyage de mes rêves, loin, très loin.

Et toi aussi, Jorge, je me souviens de notre première rencontre, ton sourire et ton allure juvénile et un peu narquoise, appuyé au chambranle de la porte de la salle de spectacle où nous visionnions des films d’animation.

Monter pour la première fois, carton à dessin sous le bras, les escaliers poussiéreux de Duperré, décorés d’affiches plus ou moins déchirées, avant que ça ne devienne une école propre et à la mode. Avec l’émotion qui faisait battre mon cœur à 100 à l’heure devant tant de possibles et d’inconnues.

La première fois où je suis rentrée chez Odoul, Café, Charbon… Rue Charlot, non loin de Duperré. Le meilleur lieu pour sécher les cours, mieux que le Bleu, le Central ou le Maryland, cafés situés juste en face de l’école, où les profs venaient directement chercher les sécheurs. En y pénétrant, j’ai été happée par l’odeur de vieux bistrot, une odeur familière et rustique de picrate, de café recuit et de poussière, avec toilette et téléphone écrit en doré écaillé sur le verre dépoli des portes. La photo instantanée qui s’est fixée dans mon cerveau demeure aussi présente que si c’était hier : un lieu microscopique et obscur, jamais repeint, au carrelage rouge, aux tables recouvertes de linoléum, aux plaques d’émail ventant des apéros disparus, aux cendriers « Ricard » brûlés de mégots, où le ronchonnement du patron accueillait l’habitué, un éternel clope de maïs entre les lèvres. Un saut dans un temps des salauds de pauvres et de guerre. Un lieu oublié par la modernité.

Premières fois…

La première fois, ce sont des mots pour « souvenir », des noms de la mémoire. Un jour à marquer d’une pierre blanche, pour ne pas l’oublier. Un nœud dans le mouchoir de la vie, une trace, un jalon. 

Souviens-toi.

N’oublie pas…

Dans la longue litanie des souvenirs possibles que sont chaque moment de la vie, comment retenir celui qui aura de l’importance, celui qui nourrira notre nostalgie, notre peur, nos regrets, nos remords? Notre mémoire recueille, classe et range nos émotions, organise les chemins et les sillons qui permettront de les retrouver, volontairement ou pas, à la faveur d’une pensée ou la rencontre d’une odeur, mais organise surtout l’oubli. L’amnésie semble être le véritable objet de la mémoire. Oublier le plus souvent pour se rappeler l’essentiel. Oublier que nous oublions.

Et dans cet océan d’oubli, les premières fois, qui portent un nom pour ne pas être enfouies avec le reste ?

Première fois…

Chaque fois…

Parfois, c’est une première fois simplement parce que nous avons conscience d’une circonstance particulière, d’un phénomène exceptionnel, d’une joie, d’un drame. Mais parfois, pas du tout. La mémoire se joue de nous, cachant les choses les plus importantes dans les lieux secrets de l’inconscient, sous les couvertures du Ça. Les premières fois, c’est peut-être ce que nous nous autorisons à nous rappeler, parce que ce rappel est inoffensif, indolore et sans réelle conséquence.
Les premières fois, si elles sont singulières, sont surtout plurielles. 
Ce que nous retenons nous construit.
Même si les expériences sont semblables du fait de notre nature animale et humaine, c’est le catalogue personnel de nos premières fois qui trace de nous le portrait chinois de nos vies.

Comme tout le monde, j’ai compté et collectionné mes premières fois, même si je ne me souviens pas de la première fois vraiment importante de ma vie, le moment où, ouvrant une bouche sans dent, j’ai aspiré en braillant l’air de la salle de travail de l’hôpital Rothschild. 

Naître nous laisse peu de souvenirs…
Mourir non plus, j’imagine…

On ne naît qu’une fois, on ne meurt qu’une fois, on ne vit qu’une fois, mais dans le temps compris entre ces deux dates, il nous est donné de faire quelques expériences, et notre cerveau humain, qui aime collectionner et trier, en sélectionne de plus importantes que d’autres, les premières, les traumatisantes, les heureuses. Parce qu’elles frappent notre imagination blottie frileusement dans un tricot de matière grise. Et, pour garder en mémoire des moments uniques, et aussi à cause de la pauvreté de nos possibilités intellectuelles qui nous somment d’oublier au plus vite, nous collectionnons les premières fois comme de vieux boutons dans une boîte à bonbon.
Et on essaie d’en faire des souvenirs.

Mais les souvenirs ne se décrètent pas. Ils vont, ils viennent, s’imposent et gomment tout notre bel édifice de premières fois importantes en premières fois de contrebande.
Si je devais dire une chose définitive à propos des premières fois, c’est que ce qu’on appelle « une première fois » est aussi une « unique fois ». 

Pour conclure, j’aimerais partager ces quelques vers d’Aragon, tiré de L’Amour qui n’est pas un mot. 
C’est toujours une première fois, quand l’émotion est intacte.

« Pour la première fois ta bouche
Pour la première fois ta voix
D’une aile à la cime des bois
L’arbre frémit jusqu’à la souche
C’est toujours la première fois
Quand ta robe en passant me touche »

Écrit pour le fanzine de Juliette, le 13 décembre 2018.

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