De 1960 à 1965, j’ai appris à manger, à m’asseoir, à marcher, à courir, à parler, à tenir debout, assise, couchée, et à être propre. J’ai appris à rire, à jouer, à avoir des copines, à vivre dans mes rêves, à regarder les fourmis dans leur fourmilière, les hannetons dans les arbres. J’ai appris à être une enfant.
De 1965 à 1975, j’ai appris à lire, à écrire, à compter, à nager, à faire du vélo, à laver, cuisiner avec Madame Ferris, passer l’aspirateur, à le brancher sans prendre de châtaignes, à découper et à coller, à faire les vitres, coudre, crocheter et tricoter. J’ai appris à chanter, à parler anglais et espagnol, à m’amuser, avoir des amis, faire des devoirs sur table, lancer le poids, sauter en hauteur et en longueur, à prendre le train et le métro, à être grande.
De 1975 à 1981, j’ai appris à dessiner, peindre, voir, écouter, savoir, mais aussi à aider, soutenir et assister. J’ai appris des poèmes, et à être libre. J’ai appris à aimer, à souffrir et à être passionnée. J’ai passé un nombre insensé d’unités de valeur, ce qui ne veut rien dire, et un diplôme. J’ai construit un petit théâtre, des marionnettes pour y jouer, j’ai peint des costumes, j’ai pris le métro avec un carton format grand aigle. J’ai voyagé, je suis allée à Rome, Sienne, Naples et Venise, mais aussi à Amsterdam et à Los Angeles… J’ai appris à être une jeune fille…
De 1982 à 1992, j’ai appris la dure réalité de la vie, ses contraintes, ses désillusions, ses soumissions. J’ai voyagé aussi, et j’ai découvert beaucoup de choses. J’ai travaillé, créé une société avec des gens qui n’étaient pas forcément mes meilleurs amis, même si certains n’étaient pas hostiles, mais j’ai rangé ma sensibilité et mes espoirs dans la boîte « réalité », pour assumer des choix qui n’étaient pas les miens. J’ai été désespérée, et aussi amoureuse, et je suis devenue maman.
J’ai fait des factures, des devis, des notes d’honoraires, pour moi, mais aussi pour d’autres.
J’ai mis du papier dans les toilettes, j’ai été secrétaire, assistante, productrice, 5e roue de carrosse, pourvoyeuse de café.
J’ai inscrit ma fille à l’école, je suis allée aux réunions, aux convocations, chez le dentiste et le pédiatre, je suis allée au parc, au square, au guignol, au manège, au musée…
J’ai trié, plié, organisé.
J’ai fait les courses, veillé sur beaucoup de gens. J’ai bossé sur un coin de table, dans le brouhaha et l’indifférence. J’ai séché à la laverie des centaines de chemises, de dizaines de pantalons, un nombre infini de maillots de corps, de slips, de pyjamas.
Tous les matins, je suis allée à la maternelle, puis à l’école primaire, pour y amener les enfants dont j’avais la charge. Je les ai nourris, vêtus, éduqués, amusés… J’ai organisé des anniversaires avec des fées, des gâteaux, des dizaines de gens. J’ai ri avec eux, je les ai promenés sur mes pieds, j’ai inventé des relations uniques, et, ensemble, nous avons inventé un langage rien qu’à nous.
De 1992 à 1996. J’ai vécu dans un trou noir.
De 1996 à 2011, je me suis réfugiée dans un trou de verdure où passe une rivière. J’ai réappris à vivre, et suis sortie du noir. J’ai aussi adopté un ami à quatre pattes,
J’ai ramassé le caca, le pipi, le vomi. J’ai sorti Diego 4 fois par jour pendant les 16 ans de sa vie, seule, je l’ai emmené chez le véto, se balader, se baigner…
J’ai déménagé, fait les cartons, défait les cartons, rangé les choses, puis j’ai déménagé, fait les cartons, défait les cartons, rangé les choses. J’ai peint des dizaines de m2 de murs, j’ai lessivé, poncé, collé.
J’ai fait les courses, mis dans la maison tout ce qui était nécessaire, et même le superflu. Ce qui se mange, ce qui se boit, ce qui lave et ce qui nettoie, ce qui est sucré, ce qui est salé, le bon, comme le mauvais. Je l’ai mis dans le caddy, sorti du caddy pour le mettre sur le tapis roulant, puis je l’ai mis dans des sacs, remis dans le caddy, puis dans la voiture, puis j’ai porté les sacs dans la maison, rangé le tout dans le placard, dans les armoires, dans les toilettes, et ailleurs.
J’ai appris à conduire, cherché une voiture. Je l’ai assurée, lavée, abreuvée d’essence, conduite là où il était nécessaire d’aller.
j’ai lavé le linge le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi, je l’ai étendu le mardi, le mercredi et même le samedi, et le dimanche, je l’ai repassé.
je l’ai plié, entassé, rangé dans les armoires, les penderies, les placards et les commodes.
J’ai plié et fait les valises, puis défait les valises, puis lavé le linge, et ainsi de suite…
j’ai branché la maison à toutes les commodités modernes : l’électricité, l’eau, internet, et le fioul dans sa cuve, et les bûches dans la cave.
Je me suis levée à 6h45, j’ai préparé le petit déjeuner, j’ai conduit mon enfant à l’école tous les jours d’école, puis je suis allée la chercher, je l’ai emmené chez ses copines, chez le dentiste et le médecin, chez l’ORL et le radiologue. J’ai préparé les pique-niques, les campings et les soirées-pyjama. J’ai lu les cahiers de texte, expliqué les devoirs, corrigé les fautes. j’ai écouté, conseillé, câliné et fait de tendres baisers. J’ai rencontré les profs, me suis rendue aux convocations, payé la cantine, intéressée aux activités, suis allée au conservatoire plusieurs fois par semaine, insisté pour que la flute ou le violoncelle ne soient pas des objets de décoration. J’ai lu des livres, vu des teen movies, écouté des chansons, chanté à tue-tête dans la voiture.
J’ai dégivré le congélo, et lavé le frigo. À l’intérieur et à l’extérieur. J’ai nettoyé le four, l’évier, les carrelages.
J’ai nettoyé et aseptisé les toilettes, intérieur et extérieur.
J’ai lavé les vitres pour laisser entrer la pure lumière.
J’ai arrosé les plantes, pour protéger la verte vie.
J’ai payé les factures, écrit, déclaré, téléphoné, pris rendez-vous.
J’ai cousu des boutons, fait des ourlets et réparé des trous. Brodé, embelli, arrangé.
J’ai cuisiné des centaines de repas. Du plus modeste au plus sophistiqué.
J’ai lavé les gamelles et le reste, rempli et vidé le lave-vaisselle.
J’ai reçu des centaines de personnes, organisé des fêtes, des banquets, des mariages, des barbecues, des anniversaires pour tout le monde, et même pour moi. J’ai grillé, poêlé, bouilli, rôti. J’ai fait sauter des crêpes, cuit des gâteaux, concocté des desserts à n’en plus finir.
J’ai écouté pendant des heures les uns et les autres. J’ai compris, conseillé, consolé.
J’ai fait les poussières, mis des housses de couette de 2,60m sur 2,40m, seule, à l’aide de pinces à dessin, J’ai fait des centaines de fois les lits, mis des taies, bordés des draps.
J’ai balayé, secoué, aspiré, serpillé et lavé. Vidé des litres d’eau savonneuse. Ciré, frotté, encaustiqué.
Fait les poussières, lavé les rideaux et les bibelots.
J’ai fait les comptes et le courrier, j’ai envoyé les chèques, réglé les factures, appelé le plombier, l’électricien, et Veolia pour déboucher les canalisations.
J’ai fait élaguer les vieux cerisiers, couper les tuyas, tondre l’herbe. J’ai rabattu les rosiers, planté les arbustes et les plantes. J’ai fait retirer le nid que les guêpes avaient construit dans le petit appentis du jardin, entre deux vieux cartons.
Tout ça, je l’ai fait aussi pour ma mère. Je l’ai aidée, soutenue, écoutée, dorlotée, sans parler de tout le reste qui serait trop long et trop pénible à expliquer.
J’ai pensé à tout, pourvu à tout. Rien n’a manqué et rien ne manque. J’ai mis mon cœur, et mon perfectionnisme idiot à satisfaire au mieux les besoins et les exigences de ceux qui dépendaient de moi.
Et tout ça, je l’ai fait sans en être rémunérée. Et même sans être remerciée, et même, il faut que j’en sois heureuse, parce que j’ai eu une belle vie…
J’ai une belle vie.
En plus de toutes ces activités, j’ai aussi travaillé, et je travaille encore… J’ai intervallé, animé, décoré, gouaché. J’ai dessiné, illustré, peint. J’ai créé des personnages et des univers. J’ai appris à me servir de logiciels compliqués. J’ai écris, j’ai conçu des tas d’histoires, imaginé des dizaines de projets. J’ai cherché, essayé et progressé. J’ai gagné de l’argent, j’ai fait des bilans, de la comptabilité. J’ai démarché, téléphoné et visité des dizaines d’éditeurs et de producteurs. J’ai fait gracieusement des logos et des illustrations pour les copains, pour des invitations, pour des occasions.
J’ai donné des cours de dessin et de pastel, bénévolement, pendant 22 ans, deux fois trois heures, tous les quinze jours.
J’ai aussi donné pendant quelques années, des cours aux enfants.
En plus de tout et par la grâce de je ne sais qui, j’ai quand même trouvé le temps de dessiner, de peindre, et d’écrire pour moi, le temps d’expérimenter et d’apprendre. Et même le temps de rêver.
Et même le temps de dormir.
Mais je n’ai pas eu le temps de ne rien faire.
Ainsi sont passées les heures et les jours de ma vie… Heure après heure, et jour après jour.
Aujourd’hui, quand je m’autorise à ne rien faire, parce que je suis fatiguée de tout ce que j’ai fait pendant tant d’années, persistent les petites voix qui viennent me dire que, quoi que j’ai fait, ce n’était pas assez, et qu’il me reste encore à faire.

C’est très beau, très bien écrits. Et aussi émouvant. Merci pour cette lecture.
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Merci de vos mots. Ça m’émeut aussi !
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