Le chemin dans le ciel.

La nuit est tombée, éclairée d’une lune ronde.
J’entends passer des grues dans le noir, qui se rendent à un rendez-vous secret, sans lanterne, sans fanal, sans flamme, avec juste le scintillement des étoiles pour les guider… Elles s’appellent dans l’obscurité pour se compter et être sûres que toutes sont là, dans la ligne, à se passer les unes devant des autres, s’écartant pour faire place à celles qui passent à l’arrière, tandis qu’une vaillante prend la tête du v, qui n’a ni symétrie ni ordre. Dans les ténèbres, elles poussent leur cris de klaxon joyeux et pathétique.

Disent-elles « attends-moi » à celles qui les précèdent ? Ou peut-être « suis-moi, je connais la route », à celles qui les suivent.
Elles ont traversé le ciel au-dessus de ma maison, puis la sirène de leur chant cacophonique s’est éteint vers l’horizon.

Sitôt disparue la première troupe, arrive du bout de la nuit une nouvelle escadrille tapageuse qui s’apostrophe à grand bruit et finit par s’évanouir dans le silence.

La guerre des femmes.

La guerre des femmes,
C’est de maintenir tout le monde
en vie.
Le monde entier
qui est né d’elles.
Le monde entier
qu’elles ont reçu entre leurs mains mouillées.
Qu’elles ont vêtu, nourri,
Qu’elles ont bercé, et endormi.

La guerre des femmes,
C’est de maintenir tout le monde
en vie.
Tout le monde,
et leurs fils, qui sont nés d’elles,
dont elles ont lavé la nuque fragile,
dont elles ont tenu la petite main,
Dont elles ont guidé les pas.
Leurs fils,
qu’elles ont maintenu en vie,
Jusqu’à l’âge d’homme.

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Curriculum…

De 1960 à 1965, j’ai appris à manger, à m’asseoir, à marcher, à courir, à parler, à tenir debout, assise, couchée, et à être propre. J’ai appris à rire, à jouer, à avoir des copines, à vivre dans mes rêves, à regarder les fourmis dans leur fourmilière, les hannetons dans les arbres. J’ai appris à être une enfant.

De 1965 à 1975, j’ai appris à lire, à écrire, à compter, à nager, à faire du vélo, à laver, cuisiner avec Madame Ferris, passer l’aspirateur, à le brancher sans prendre de châtaignes, à découper et à coller, à faire les vitres, coudre, crocheter et tricoter. J’ai appris à chanter, à parler anglais et espagnol, à m’amuser, avoir des amis, faire des devoirs sur table, lancer le poids, sauter en hauteur et en longueur, à prendre le train et le métro, à être grande.

De 1975 à 1981, j’ai appris à dessiner, peindre, voir, écouter, savoir, mais aussi à aider, soutenir et assister. J’ai appris des poèmes, et à être libre. J’ai appris à aimer, à souffrir et à être passionnée. J’ai passé un nombre insensé d’unités de valeur, ce qui ne veut rien dire, et un diplôme. J’ai construit un petit théâtre, des marionnettes pour y jouer, j’ai peint des costumes, j’ai pris le métro avec un carton format grand aigle. J’ai voyagé, je suis allée à Rome, Sienne, Naples et Venise, mais aussi à Amsterdam et à Los Angeles… J’ai appris à être une jeune fille…

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Hier soir…

La nuit était brumeuse. La lumière des réverbères de la rue se noyait dans le brouillard. La lanterne au coin de la gare diffusait une clarté poudreuse, derrière l’arrête du mur qui la découpait avec netteté. La chouette qui habite sur la place et qui, de temps en temps, nous laisse apercevoir la beauté de ses ailes déployées dans le silence de la nuit, poussait de petits cris aigus. La journée avait été magnifique, le ciel limpide, le temps clément. En descendant la route de Gargilesse, j’avais admiré le dégradé du ciel pur qui s’assombrissait, et la dentelle des arbres nus se dessinant en ombre chinoise, puis la nuit avait fait naître ce brouillard qui enveloppait tout dans des bras de coton.
J’ai pensé à ma mort pour aucune raison particulière, sinon pour la beauté. J’ai pensé au jour où je disparaitrais de cette beauté simple. Je n’ai pas peur de mourir, mais je suis triste de penser que je ne suis que de passage, et que les nuits de brouillard me sont comptées. Je me dis que finalement, à ce moment-là, je ne serai plus spectatrice du monde. J’en ferai simplement partie. Je serai éternelle…

Pour le moment, je remplis mes poches et mes yeux d’images, de sensations et d’émotions, pour les emmener avec moi, quand je n’y serai plus.

Inventaire.

Dire que la vie, la nôtre, n’est pas éternelle… Combien de printemps ? Combien d’étés ? Combien de douces et chaudes soirées où jouent des vers luisants ? Combien de pleines lunes ? Combien d’arc-en-ciel ? Combien de fois la neige immaculée ? Combien de baisers à bouches éperdues ? Combien de caresses ? Combien de fois aimer et être aimé ? Combien de mots tendres dans la nuit ? Combien de fois surprendre un regard innocent, un geste figé dans l’air ? Combien de renards jouant à l’aube dans le pré, combien de fois entendre rêver le chien, combien de baignades et de rires ? Combien de fois prendre son enfant dans ses bras ? Combien de rêves et combien d’enfance?

On ne compte jamais, et soudain, tout a disparu.

Il y a une dernière fois à toute chose.

Peinture : Zhang Daqian.