Mon père était du genre à conduire le bras à la fenêtre de la Simca, tapotant le toit du bout de ses doigts. Décontracté et patient, il chantonnait en attendant ma mère qui aimait nous faire attendre, entassés dans la petite voiture. Je revois sa nuque, avec ses cheveux coupés au rasoir par le coiffeur de l’avenue Descartes, et ses oreilles un peu décollées au travers desquelles passaient un soleil rouge. Il fumait négligemment ses Gitanes, envoyant par la fenêtre ouverte les volutes de fumée épaisse du tabac brun.
Il rentrait du travail à heures fixes, c’était en ce temps-là un homme à la régularité d’horloge. Il nous embrassait en nous frottant les joues avec sa barbe du soir, un baiser de papier de verre. On éclatait de rire. Mon père entrant dans la maison, c’était la joie et la légèreté qui revenait du travail avec lui. Le soir, pour épargner cette tâche à ma mère, mon père nous donnait notre bain, nous confondant avec des animaux à étriller. On ressortait de cette épreuve propres comme des sous neufs et rouges des pieds à la tête. Puis mon père disparaissait je ne sais où, tandis que nous mangions notre soupe dans la petite cuisine
Mon père était du genre à mettre une main dans sa poche, et à fumer de l’autre, l’air rêveur. Les yeux bleus de mon père avaient beaucoup de rêves à l’intérieur.
Il parlait beaucoup, mais peu. Je veux dire qu’il savait converser, mais se livrait difficilement. C’était un homme qui faisait peu de cas de lui-même. Je me rends compte aujourd’hui que je ne sais presque rien de lui. Où sont ses souvenirs d’enfance ? Alors que je sais le moindre détail des frustrations de ma mère, je ne sais rien des bonheurs enfantins de mon père. Où habitait-il? Comment s’appelait son chien? Avait-il des jouets pour Noël? Était-il bon élève ou cancre rebelle? Il est parti avant l’âge des souvenirs, avant l’âge des récits d’enfance…
Papa, est-ce que tu était heureux ?
Ma mère nous racontait fréquemment ses « souvenirs de guerre ». Mon père, jamais. Je ne sais pas si il en a souffert, si il a mangé des rutabagas, ni comment il voyait le monde des adultes.
Dans les années de mon enfance, je revois mon père faire l’idiot. Tout le monde aimait ça, que mon père fasse le clown. Sacré Dédé, comme ils disaient… Il se déguisait, pour faire rire, mais je sentais toujours la tristesse qui était en lui.
Dans l’orchestre de notre famille de chanteurs, mon père jouait de la cuillère. De la cuillère en bois sur l’abat-jour en vessie de porc qu’il a fini par crever, des cuillères en métal qu’il faisait se cogner l’une contre l’autre, ou entre lesquelles il glissait un couteau. Mes oncles et mon père finissaient toujours par entonner les chants scouts qui les réunissaient, transformant un instant le petit salon de ma mère en feu de camp dans les bois. Je m’endormais sous la table, aux accents de Les Crapauds, haïs par les hommes, ou du vent dans les arbres, vent frais, vent du matin… Je sentais les bras de mon père me soulever et me poser avec délicatesse dans mon lit glacial. Parfois, ça s’engueulait sec. Ça a toujours été comme ça, dans la famille. Pour la politique, pour les opinions, pour des riens.
Mon père était du genre affable. Il aimait rendre service, et c’est incroyable le nombre de gens qui avaient besoin de quelque chose. Il passait ses soirées à dessiner des affiches à la main pour les copains, à coller des lignes de typon pour un quelconque prospectus, à faire un dessin marrant pour illustrer une réclame. Pour Noël, il coupait des flocons dans des tranches de polystyrène, peignait des têtes de Pères Noël qu’il suspendait au plafond, fabriquait pendant l’avent des mobiles avec des anges aux cheveux de laine. Il finissait toujours les doigts plein de colle. Il étalait, le soir, à la lumière du lampadaire, de grandes feuilles où il dessinait à la main les lettres des affiches dont ses amis avaient besoin. Il était de toutes les corvées, mon père. Il avait très peu d’armure et encore moins de murailles.
Je le revois, de loin, montant la côte rude qui finissait à notre maison…
Il marchait d’une démarche particulière, que nous reconnaissions de loin, élastique, sur le bout des pieds. Sa grande carcasse mince et dégingandée dansait dans le coucher de soleil, lorsque nous sortions l’attendre devant la maison. Nous scrutions les ombres à l’heure qui confond le chien et le loup, puis nous apercevions sa silhouette et son pas encore adolescent. Ses bras, déconnectés du reste de son corps, traçaient des cercles et des ovales du bout des doigts.
Mon père aimait le monde minuscule, les insectes, les fleurs… Il prenait dans ses larges paumes qu’il savait rendre douces les scarabées vert émeraude, les lucanes, les hannetons, les guêpes, les limaces, et toute sorte de bêtes étranges. Il nous montrait les vers-luisant qu’il repérait patiemment les nuits d’été et se réjouissait de notre émerveillement. Nous allions cueillir des fleurs bleues dans les bois, et faisions des cabanes de branches et de fougères. Mon père… Il partait à la cueillette de roseaux, les pieds dans l’eau, pour nous fabriquer de pesant cerfs-volants dont aucun n’a jamais pris le large.
Il aimait être « lingé », comme il disait, mais retroussait les manches de ses chemises jusqu’aux coudes. Il portait avec chic des chemises à carreaux, mais rêvait de flanelle et de costume en alpaga. Il avait une idée de l’élégance tout à lui, faite de vestes velours, de chemises blanches et de souliers vernis. Comme c’était l’usage dans mon enfance, mon père portait des maillots sous ses chemises. à manches courtes l’hiver, et sans manche l’été. J’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne sais plus ce qu’il portait au quotidien, mais je revois son pardessus qui lui faisait de larges épaules.
Les mains de mon père, non loin de sa mort, était de grandes mains rugueuses. Des mains de travailleur, usées et malmenées. Des mains pour des caresses douloureuses. Il y avait toute l’histoire de mon père dans ses mains. Un histoire sans fortune, d’un homme qui ne savait pas très bien quoi faire.
Mais ce que je ne peux oublier de mon père, le plus vivant, le plus présent, c’était sa façon de parler. Il parlait parigot, mon père. Une langue descendue des hauteurs de Belleville par la rue du faubourg du Temple où sa grand-mère était marchande de quat’saisons. Bien entendu, il pouvait parler Monsieur, mais il émaillait ses propos d’images, de locutions bien à lui, de métaphores hardies, de couleurs, d’allusions. Pour mon père, pas de coiffeur, mais des merlans, pas de cheveux, mais des douilles, pas de pieds, mais des nougats. Les yeux étaient des micas et les mains des sucettes… Il pissait dans des violons et se gelait les cacahouettes, portait des grimpants et des limaces, nouait son étrangleuse, arrêtait le bin’s, enfilait ses fumantes pour mettre ses groles, tirait une dernière bouiffe à sa clope. Avec lui, les gens avalait leur bulletin de naissance, après avoir passé une vie au turbin, à obéir comme des loufiats au taulier. Papa, il emmenait sa bergère guincher, ses lardons au plumard, ses vioques au gastos, et ses aminches s’en mettre un derrière la cravate. Il portait des gapettes, des pelures, qu’il n’achetait pas au décrochez-moi ça, s’en payait une tranche en se fendant la poire. Chez nous, on mangeait du calendos, du frometon et du sauciflard. On avait un bécane ou une caisse, on ramenait ses ruines dare-dare, sans mouffeter, sinon ça allait être notre fête. On payait son loyer au probloc, on donnait des talbins aux greluches, on se maquait avec sa gonzesse, qui devenait du coup sa régulière… Il avait aussi ses expressions définitives, du genre « ne compare pas ce qui n’est pas comparable ». Mon père ne parlait pas comme tout le monde, il fallait être habitué, être initié, pour savoir quoi passer quand il demandait le tire-louchonbem. Mon père avait un dictionnaire infini de mots à lui, qu’il combinait, pour inventer d’autres expressions bien à lui, uniques. Des signatures.
Mon père a passé l’arme à gauche en 1999. Il n’aura pas fait de vieux os. J’espère qu’il parle toujours la langue verte dans l’autre monde, avec tous ceux qui ont aussi avalé leur chique.
J’en ai gros sur la patate, tu sais, papa, de ne plus t’entendre parler argot. Alors, je le parle en pensant à toi, je le recrée et le réinvente, je m’en sers pour écrire. Il m’inspire.

C’est très beau. Beaucoup d’émotion en lisant ton texte.
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Du sépia certes, du noir et blanc aussi mais beaucoup de couleurs dans ce beau film :
du véritable Super 8 d’époque mais pas d’assez grand format pour laisser s’échapper tous les sentiments qui débordent forcement de l’image…
À suivre… mais en attendant une suite ou l’arrivée d’une mémoire plus vaste encore : bravo !!!
Tonton Philippe… son BEAU frère…
Mille bisous.
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