La vie a quitté ma grand-mère dans sa 101e année, à l’aube de son anniversaire, un jour d’octobre merveilleux, plein de soleil pour rendre hommage à sa lumière. Cette force tranquille était devenue une feuille fragile qu’un souffle effritait. Mais pendant cent ans, ma grand-mère, Antoinette, a vécu.
Vivre. Ce verbe, elle l’a vraiment fait sien. Hélas, on oublie de poser des questions et celles-ci se bousculent aujourd’hui… Mamie, je ne sais pas tous les détails de ta vie, est-ce que tu avais cette même joie d’exister, envers et contre tout, quand tu étais enfant ?
J’ai mis très longtemps à comprendre à quel point ma grand-mère avait été une source de chaleur et un réconfort dans ma vie d’enfant. Plus j’avance en âge, plus je me rends compte combien son soleil a éclairé ma vie. L’appel de la vie immédiate et le désir de liberté peuvent faire d’une femme une mère approximative, mais une formidable grand-mère. Pour ma part, ma grand-mère a étendu un manteau de joie et de fantaisie sur ma vie, et a éclairé d’une grande lumière les recoins sombres et désespérants.
Ma grand-mère, elle ne faisait pas tout un plat de tout, d’elle-même, de ses problèmes, des difficultés de la vie, et son entrain, sa bonne humeur, sa gaieté, son goût pour l’aventure était une fenêtre de liberté pour mon âme d’enfant. Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, je n’ai jamais vu ma grand-mère « faire la tête », manifester son déplaisir, sauf très très âgée, quand elle a été placée dans un lieu pour grands-mères, un endroit où il était difficile de rester heureuse. Pourtant, même dans ce décor plat et aseptisé uniquement créé pour y faire mourir les gens, ma grand-mère souriait, ou s’absentait, son regard perdu vers l’intérieur.
Ma grand-mère était une belle femme frivole, rieuse, coquette et bavarde. Quand les cheveux gris ont gagné la bataille, elle est devenue blonde, et c’est ainsi qu’elle vit dans ma mémoire. Elle portait, dans mon enfance, un nœud de velours noir qui attachait une mèche derrière sa tête, à la base du crâne. Ma grand-mère sentait la poudre de riz, et l’Air Du Temps. J’en ai un flacon, et, de temps en temps, quand je veux passer l’après-midi avec elle, je me parfume derrière les oreilles et les poignets, là où la peau est tendre, comme elle me l’avait appris. Ma grand-mère se mettait des vernis nacrés sur les ongles, et de la poudre de riz dont le parfum particulier, à l’instar de celui qu’elle vaporisait derrière ses oreilles, a laissé dans mon souvenir une empreinte profonde. Embrasser ma grand-mère sur les joues, c’était recevoir ce mélange de douces odeurs, et la douceur de sa peau en cadeau. Ma grand-mère portait une minuscule montre en or qui serrait son poignet osseux. Elle portait aussi des boucles d’oreille à clip, et sortait souvent avec les deux oreilles différemment ornées. Ça la faisait rire.
Quand il pleuvait sur sa mise-en-pli, elle sortait de sa poche un morceau de plastique plié en éventail qu’elle mettait sur sa tête ; sa « peau de saucisson », comme elle disait, ce qui me plongeait dans de profondes réflexions. Plus jeune, elle portait un foulard noué sous le menton, pas trop serré pour ne pas abîmer les bouclettes savamment disposées.
Ma grand-mère aimait les pois… Les pois blancs sur fond noir surtout, mais elle ne dédaignait pas les pois noirs sur fond blanc. C’est un héritage qu’elle m’a légué, à moi, mais aussi à ma sœur, à ma cousine. Nous sommes à pois. Chemisiers, robe, foulards et écharpes, robes de chambre et pyjamas, gros pois, petits pois. Elle aimait aussi le violet et le mauve, ce qui faisait grincer les dents de ma mère, et le rouge, qu’elle a abandonné au fur et à mesure des deuils qui l’ont touchée.
Elle aimait qu’on remarquât la jeunesse de sa peau, et de son allure. Vieillir, ce n’était pas pour elle ni pour la jeune fille qui vivait dans son âme. Elle était coquette, mamie… Sauf pour son nom. Depuis son enfance, son joli prénom d’Antoinette s’était transformé en Nénette, diminutif qui l’a accompagné jusqu’à la fin de sa vie. Mamie Nénette. La Nénette, comme on dit dans son Berry natal.
Ma grand-mère est née en 1913, à l’aube d’une guerre qui allait éloigner son père dans la boue des tranchées, dans une petite ville de l’Indre, Argenton, encaissée entre deux falaises, au centre de laquelle coule la rivière Creuse. Albert, son père, était tailleur de pierre, et sa mère, Thérèse, couturière en chambre. Ils vivaient dans une maison qui n’excédait pas les 40 mètres carrés. Un espace que se partageaient les sept personnes qui formaient le foyer, le père et la mère, la vieille grand-mère qui se faisait toute petite et les quatre enfants.
À 14 ans, juste après le certificat d’études, elle est entrée arpette chez un imprimeur de la ville pour apprendre à être typographe. Elle travaillait dix heures par jour, six jours par semaine, quinze jours de congés sans solde pendant les vacances du patron. Par la suite, elle est devenue linotypiste. Un métier réservé aux hommes. Un jour, nous nous promenions à Lisbonne qui n’avait pas encore connu l’évolution qui l’a propulsée dans une modernité fébrile, dans le quartier du château où nous louions un adorable appartement adossé à la muraille, ma grand-mère s’est arrêtée en entendant des cliquetis. « Oh ! Ça, c’est une linotype », elle s’est exclamée. Nous sommes entrées dans la minuscule imprimerie où opérait le linotypiste derrière son engin, sorte de monstre de métal plein de courroies et d’engrenages. C’était la première fois, et aussi la dernière, que je voyais fonctionner cette machine. Le linotypiste a écrit FRANÇA et lui a donné le plomb. Elle était contente, et s’en est débarrassé aussitôt en me le mettant dans la main. Je ne crois pas qu’elle regrettait vraiment l’époque où elle composait journaux et livres lettre par lettre, mot par mot, ligne par ligne et page par page. Je ne sais même pas si elle aimait ce métier…
J’ai toujours ce morceau de plomb, ce mot à l’envers, enserré dans son bloc.
Ma grand-mère avait un métier d’homme…
Ma grand-mère s’est mariée, a eu 5 enfants, et, le jour où je suis née, elle est devenue grand-mère.
En cent ans, ma grand-mère a vu se modifier le monde, voler les avions, se multiplier les autos et disparaître charrettes et cabriolet, maréchaux-ferrants, moissonneuse-batteuse et chevaux de trait, elle a parlé au téléphone, même celui qui permet de voir les gens à l’autre bout du monde, elle a regardé la télévision avec et sans couleur, a écouté la radio sur un transistor, connu les ordinateurs et internet, les progrès de la médecine, les ascenseurs et les escaliers mécaniques, la carte bleue, et les papiers d’identité, les impôts, et les allocations familiales, la sécu et la retraite, les tourne-disques, les magnétophones à cassettes et même les CD, elle a goûté toutes les cuisines du monde, a visité la Chine, Saint-Pétersbourg, et Mexico, et tant d’autres pays. Elle a connu le mariage des personnes de même sexe, l’amour libre, la pilule, les têtes sans chapeau, les hommes en bermuda, l’école jusqu’à 16 ans, la fin du service militaire, l’abolition de la peine de mort, la 3e, la 4e et la 5e république, Pétain et sa clique, un armistice et une libération, trois guerres dont deux mondiales.
Lorsque ma grand-mère est née, c’était le monde d’avant. Un monde où n’existait pas la société de consommation, où le monde se divisait en trois classes : les riches, les travailleurs plus ou moins fauchés, et les pauvres.
Enfin, ma grand-mère, un jour pour elle béni, est devenue parisienne. Elle aspirait à la vie urbaine et trépidante de la capitale. Elle n’aimait pas trop la campagne, ma grand-mère. Ce n’est pas sur ce terrain qu’elle et moi pouvions nous retrouver. Quand on attirait son attention sur les beautés du paysage, elle ne tardait pas à parler d’autre chose. Pas assez de gens, pas assez de bruits, pas assez de mouvement.
Le reste de la vie de ma grand-mère, je ne peux pas en parler. Je ne connais que par ouï-dire, elle ne s’étendait pas sur le passé, mamie. Pourtant, on pourrait en raconter. C’était sûrement pas « de la tarte », comme aurait dit mon père. Je ne sais pas si elle était heureuse, ce qu’elle pensait, si la politique l’intéressait, elle qui composait des journaux. Plein de choses manquent, dans le puzzle qu’est une vie humaine. Elle a perdu son père, son frère chéri, et je ne sais pas ce qu’elle a ressenti, ni si elle a dansé aux bals de la libération. J’en doute fortement, toutefois. Mon grand-père disait d’elle qu’elle dansait comme une cuisinière en fonte… Elle, ça la faisait rire, parce que c’était vrai.
Tout ça a disparu avec elle.
Mon grand-père est mort le jour de mes 6 ans, et la vie professionnelle de ma grand-mère s’est achevée. Elle est née à une nouvelle existence, et elle est enfin devenue ma grand-mère, dans l’espace d’un temps devenu libre. C’est là que mon histoire avec elle commence vraiment…
J’étais en harmonie avec ma grand-mère, même si parfois, nous n’étions pas sur la même planète, parce qu’elle mettait de l’indulgence et de la fantaisie dans ce qui nous liait. C’était merveilleux de faire avec ma grand-mère ce que je ne pouvais pas faire avec ma mère : manger n’importe quoi, choisir ce qui me faisait plaisir au « tout-cuit » du coin de la rue des Poissonniers. Elle ne s’embêtait pas trop à nous faire la cuisine, mamie. Manger au Wimpy self-service de la Gare du Nord, acheter un cornet de frites grasses et salées, se balader sans but au Marché Saint-Pierre, aller chez Brocco, place de la République, se régaler d’un parfait au café pendant qu’elle dégustait un éternel café viennois couronné de chantilly servi dans des coupes en étain. Bouquiner sur le canapé de velours côtelé marron les Spirou qu’elle collectait pour nous, en pyjama, toute la matinée. Regarder la télé et choisir le programme… C’est avec ma grand-mère que j’allais au cinéma, que je visitais des musées, que j’allais au cirque, au spectacle de marionnettes, et au Théâtre Du petit Monde qui existe toujours boulevard des Filles du Calvaire. J’ai d’innombrables souvenirs de métro avec elle. On prenait des premières ! Madame était assez Marquise. Les premières, le wagon rouge du milieu qui ne se différenciait guère des wagons verts. L’odeur de fer chaud et de graisse, les cliquetis, les portillons, les poinçonneurs, les souris et les grillons qui se nourrissaient des mégots jetés nonchalamment sur les voies, les escaliers scintillants de mica, les escalators aux marches de bois, les billets avec un petit trou, les chaussures de mamie avec de tout petits talons et sa gabardine, son foulard, son sac à main façon Queen Elisabeth, tout est encore si vivant dans ma mémoire.
Notre grand-mère nous faisait rire… Elle avait des petites manies à elle. Comme elle était bavarde, elle avait continuellement envie de se mêler de la conversation d’inconnus conversant en face d’elle dans le train ou le métro. Elle formait des mots silencieux avec sa bouche, suivant le dialogue des quidams, prête à les interrompre pour venir mettre son grain de sel. Elle y parvenait parfois, à notre grand dam ! Elle achetait de la presse à scandale soi-disant « pour les mots croisés », mais lisait et commentait l’ensemble des articles. Elle parlait sans affectation avec tous. Je me souviens d’une fois où elle avait descendu une boîte de chocolats blanchis à l’un des clochards du métro. En ces temps anciens, de longs bancs de bois permettaient aux exclus de dormir et de se fabriquer un chez eux de litrons et de camembert au milieu de couvertures miteuses sur les quais. Les clochards n’étaient pas aussi nombreux, et étaient, comme tout un chacun, habitants du quartier. « Merci, Duchesse »! il a dit, le monsieur… Il a pris la petite main soignée de mamie dans sa grande paluche, et il s’est incliné dans un baise-main parfait en claquant des talons. Elle a ri, mamie, mais Duchesse, elle aimait bien !
Ça tournait beaucoup autour du métro, ma vie avec mamie. On sortait, on allait sur les boulevards, ou voir la Seine, la Tour Eiffel ou le Trocadéro et son aquarium, le Louvre, le Musée Grévin, les vitrines de Noël du Printemps ou des Galeries Farfouillette. La Samaritaine ou le BHV, était aussi des buts, pour de modestes achats. On faisait des kilomètres sous la terre, et j’étais toujours étonnée, quand nous sortions du terrier, des paysages inconnus, du temps qu’il faisait, des foules, des immeubles majestueux ou de la nuit qui était tombée sur Paris. C’était une fête.
Puis, on rentrait fatiguées… Mais avant de remonter au cinquième sans ascenseur de la rue des Poissonniers, dans la fine bruine d’octobre, dans la belle soirée de mai, nous nous arrêtions à la sortie du métro Château-Rouge pour écouter le bonimenteur faire l’article de ses biscuits, ou de ses illustrés : « Pour 10 francs, ce n’est pas un, mais deux, mais trois, mais quatre paquets de gaufrettes Verkade, et exceptionnellement pour vous, Madame, Monsieur, un paquet de Sprits et de biscuits au café ! » On remontait chargées des courses de la journée, et du sac contenant les délicieux biscuits ! Ma grand-mère avait l’esprit badaud, et moi, j’étais curieuse.
C’était merveilleux d’avoir une grand-mère qui cédait à mes petites envies de rien. Pour se débarrasser de moi pendant qu’elle faisait sa toilette, elle me donnait un billet pour que j’aille à la maison de la presse-tabac-fourre-tout-bricoles en face de son appartement. Je pouvais sans complexe acheter n’importe quoi… Un album de coloriage, un Mickey magazine, des bonbons, un journal avec des jeux. Puis je remontais mes trésors au cinquième, pour redescendre sans tarder avec elle vivre notre vie, aller au zoo de Vincennes ou à la Ménagerie du Jardin des Plantes, ou encore voir un Disney au Grand Rex, manger une glace dans une galerie sur les Champs-Élysées. Il fallait avoir de bonnes jambes pour suivre mamie, qui, pourtant, marchait d’un pas de jeune éléphant, comme le dit Baudelaire. Elle s’en plaignait et ne comprenait pas, quand elle s’acharnait à se mettre au pas d’une jeune et preste dame qui marchait le pas vif sur son trottoir, pourquoi une minute plus tard, elle était de nouveau distancée… Alors elle accélérait de nouveau, mais reprenait inévitablement son allure tranquille, celle-là qui l’a mené à cent ans.
Ma grand-mère nous emmenait en vacances, en troupeau. On partait la nuit pour Avignon dans le train-couchettes, le 1er juillet. On ne perdait pas de temps, pour profiter le plus longtemps possible de ces interminables vacances. Dans le compartiment exigu, on se battait pour les deux places du haut. Finalement, je préférais les couchettes du milieu qui permettait d’écarter le rideau pour voir défiler les lumières dans la nuit. On se partageait les sandwiches et les bananes, les biscuits et les bonbons, les Aggie Mack, Lili la petite Parisienne et les Picsou magazine. Nous nous endormions bercés par les halètements et les soubresauts du train fendant la nuit. Parfois, nous partions le jour pour un interminable voyage… Sept heures coincés dans le wagon de seconde, à regarder les photos grises des ponts, des cathédrales et des monuments de la France dans leur cadre de métal. Je me perdais dans le paysage qui marchait à reculons. Mamie faisait des mots croisés dans Jour de France. Elle ne prêtait guère d’attention à nos chamailleries. Je revois ses lunettes stylées, à la forte monture noire comme une barre à la hauteur des sourcils, et son air appliqué, sauf quand elle entreprenait de faire la conversation à la dame en face, malencontreusement piégée dans notre enclos.
Parfois, nous n’allions pas si loin. Nous partions à Argenton. Le voyage ne durait que trois heures, mais à neuf ans, trois ou sept heures, c’est un peu pareil… C’est long. C’était l’occasion d’aller chez notre arrière grand-mère, Thérèse, qui partageait avec nous son minuscule espace vital. La cuisine n’excédait pas huit mètres carrés, la pièce principale, encombrée d’une grande table et de chaises, et d’un bahut, douze mètres carrés tout au plus. Dans un coin, astiquée et sacrée, la vieille Singer trônait comme la reine Victoria. À gauche et à droite de la maison de la mamie se trouvaient deux épiceries plus ou moins concurrentes, dont l’une était également un débit de boisson, et où Madame Baujard installait en plein soleil derrière les vitres poussiéreuses de la vitrine grise des cartons de bonbons, dont de fameuses vipères en guimauve qui avaient entre leur bouche une bague en plastique du style solitaire qui étaient l’objet de notre convoitise. On s’asseyait sur les vieilles marches, et on apprenait à coudre, à crocheter, à tricoter, nos doigts chargés de bagues rouges, bleues, jaunes. On s’amusait avec la pompe à eau qui éclaboussait nos tennis de toile. Parfois, ma grand-mère nous emmenait entretenir les tombes au cimetière non loin. J’aimais entendre le bruit de mes pas sur le sable crissant dans un soleil écrasant. Elle remplissait un broc d’eau et arrosait de misérables fleurs souffrant dans la fournaise, grattait plus ou moins les mousses, et le devoir accompli sans excès, nous rentrions en marchant sur nos ombres.
Ma grand-mère n’était pas une femme très minutieuse. Il ne fallait pas compter sur elle pour faire le ménage à fond. « Ça ira bien comme ça » ! elle disait. Brout brout brout !… C’était ainsi. Elle avait bien d’autres choses à faire. Je n’ai pas de souvenirs de ma grand-mère faisant le ménage, pourtant il était fait, mais rapidement et sans chichis. Elle avait d’autres projets, mamie… nous emmener au Génitou (comme elle disait) pour faire des barrages dans le mince filet d’eau et installer des moulins fabriqués avec un bouchon, des branches et de petits bouts de la boîte de camembert, entre deux grosses pierres, traverser le champ fleuri de violettes, aller nager dans la Creuse, au Vivier. Elle avait un complice de balade, le tonton Yves, son beau-frère, un artiste philosophe qui préférait couper le bout de ses chaussures que souffrir de ses corps aux pieds. Il nous emmenait à la baignade dans son auto dont le sol à nu était tellement rouillé qu’il laissait voir l’asphalte, et nous étions éclaboussées quand il roulait, non sans malice, dans la flaque d’un caniveau plein d’eau savonneuse. Tout le monde riait. Il faisait des émaux et nous laissait choisir dans un saladier contenant les ratés, des broches, des bagues et des médailles à moitié émaillées. Entrer dans son atelier m’intimidait. Je le regardais travailler, me sentant infiniment privilégiée, comme s’il s’agissait d’un alchimiste occupé au grand œuvre.
On mangeait le soir dans la minuscule cuisine surchauffée par la cuisinière en fonte, puis on installait dehors nos chaises pour profiter de la fraîcheur de la nuit. Nous dormions dans la chambre qui donnait sur la rue, dont le papier peint effrayant était orné de bouquets enrubannés qui, dans la pénombre, ressemblaient furieusement à des têtes de mort ricanantes. Il datait des années trente, ce papier peint, et toutes les générations d’enfants qui se sont succédées dans cette chambre ont vu les crânes à l’affreux rictus qui, le matin, par la magie du jour, redevenaient des bouquets de violettes entourés d’un ruban. Moi, j’aimais m’endormir dans cette chambre. Les phares des voitures qui circulaient dans la rue dessinaient, en passant par les volets à claire-voie, des rectangles de lumière qui glissaient le long des murs et du plafond et s’évanouissaient dans l’ombre. Je m’endormais, bercée par ce spectacle. La présence de ma grand-mère, qui dormait à côté dans le lit en fer et le matelas de plumes me faisaient oublier la macabre tapisserie. Le matin, une fois débarbouillées dans la bassine, et le petit déjeuner avalé, on allait s’ennuyer dehors, assises devant la porte, à fabriquer des habits pour nos Barbie. L’après-midi, on allait à la baignade. Elle nageait comme une enclume, mamie. En son temps, on ne se baignait pas dans la rivière comme aujourd’hui, j’imagine. Pourtant c’est grâce à elle que j’ai appris à nager. Elle emmenait avec nous la Renée, sa cousine, à qui était dévolu le rôle de maître-nageuse, et assise sur son pliant, son livre sur les genoux, le sac du goûter et des habits de rechange à ses pieds, elle observait nos progrès.
Ma grand-mère aimait les violettes. Elle en achetait de petits bouquets aux vendeuses à la sauvette du pavé parisien. Elle achetait également des violettes de Toulouse en sucre dans des sachets en papier cristal. Elle s’offrait des dragées à l’anis de Flavigny parfumées à la violette dans leur boîte ovale. Dès que j’ouvre une de ces boîtes et que j’en respire le parfum, j’ai de nouveau dix ans, et ma mamie lit son journal à la table à côté de moi. Ma grand-mère aimait aussi le mimosa. Elle en achetait des bouquets aux environs de Noël et leur parfum fort et tenace envahissait son petit appartement. Les jacinthes avaient aussi sa prédilection. En y réfléchissant, elle aimait les fleurs qui sentaient bon.
Je ne peux pas dire que j’ai beaucoup de souvenirs de ma grand-mère derrière les fourneaux. Elle préférait aller au Club Med et visiter le monde de son petit pas tranquille. Pourtant, personne ne réussissait mieux qu’elle les carottes braisées, le ragoût de mouton, et son succès absolu, le pâté de Pâques, qu’elle ne faisait qu’une fois par an, à Pâques, on s’en doute. Il était incomparable, et inimitable, parce qu’elle le faisait à sa manière brout brout brout, ne prenant jamais vraiment le temps de tout. Pourtant la pâte feuilletait par miracle, la chair était parfaite et fondante. Son secret était de ne jamais laisser le temps au pâté de cuire vraiment suffisamment. Ce qui lui donnait un moelleux sans pareil. Tous les ans, au moment de pâtisser mon pâté, selon les règles et les normes de la tradition familiale, la figure tutélaire de la maîtresse ès pâtés vient toquer à la porte de mes souvenirs. Sera-t-il aussi bon et savoureux que celui de mamie ?
Mamie, prise par la passion du voyage, dans son veuvage, s’était mise en tête d’apprendre l’anglais. Elle s’était offert une belle méthode Assimil « English without Pain » (L’Anglais sans Peine), dans un coffret de tissu brun. Le matin, elle écoutait ses 45 tours tout en répétant « my taylor is rich », phrase dont je me demande encore à quoi elle pouvait bien servir dans la conversation. Elle s’était mise aussi en tête, après le mariage de mon oncle et ma tante mexicaine, de parler en espagnol, ce qui transformait Guadalajara en Gouadalarara. On rigolait, mais ma grand-mère ne s’est jamais vexée de nos rires. De toute façon, rien ne pouvait dissuader mamie quand elle avait une idée en tête.
Elle nous prenait sous son bras et nous embarquait en vacances à la montagne, l’été, et à Pâques, dans un village sans rien où nous faisions du ski de plaine, le ski de fond, éreintant. Mais je me souviens, grâce à elle, du silence uniquement brisé par le souffle et le bruit des skis glissant dans les rails de neige, dans des plaines où personne ne marchait, sauf les chamois qui s’enfuyaient en sautant avec une incroyable légèreté sur les rochers abrupts.
On ne parlait pas trop, peut-être parce que ce n’était pas nécessaire. Elle nous écoutait, c’était suffisant, bavarder entre nous. Elle ne participait pas à nos jeux. D’ailleurs elle détestait perdre et réinventait des règles, comme par exemple ne pas compter les points au Scrabble. Non, c’était un échange au-delà des mots. Une bienveillance réelle qui étendait sur nous un manteau de profonde connivence. Ne pas dire, ne pas expliquer, c’est aussi ça, la liberté.
Ma grand-mère, sans que je dise rien, favorisait mes goûts extravagants pour des univers différents de ceux de mes parents. Elle me filait en douce, une fois ado, des disques de musique classique, me laissait regarder des films pour grandes personnes et accueillait ma différence avec intérêt. Un jour, elle m’a donné un disque de Leo Ferré. Elle ne savait pas qu’elle avait planté une graine.
J’ai passé le concours pour rentrer à Duperré. À l’heure du déjeuner, fidèle au poste, avec sa gabardine et son sac, elle était devant l’école. On est allée déjeuner au Central, toutes les deux. Et pendant mes années de classe, quand je voulais ne pas rentrer chez mes parents, elle m’accueillait quelle que soit l’heure. Elle me faisait sauter des haricots verts toujours brûlés, à tel point que c’est comme ça qu’on les aime, mon frère et moi, avec un steak haché ou un œuf sur le plat.
Elle voulait toujours que je m’habille comme une dame, et moi, je m’habillais comme un clown. Ça l’embêtait, elle revenait souvent à la charge, avec sa jupe beige plissée, et son cardigan bleu marine, alors que moi, je portais les pulls de mon père, des jupes de gitane et des sabots suédois.
J’ai enterré ma grand-mère, j’avais 54 ans. Pendant un demi-siècle, pendant la moitié de sa vie, ma grand-mère a été mon alliée la plus fidèle, même si des fois, elle ne comprenait rien à l’art contemporain, et disait des choses sans y penser, parfois insensibles. Chaque fois que j’ai fait appel à elle, quel que soit le problème, elle a été là, sans en faire une montagne. Elle m’a sauvé la vie quand je traversais l’épreuve d’une sévère dépression, sans même que nous en discutions. J’allais mal, elle le voyait, elle a fait le nécessaire. Adulte, nos relations ont changé, et très vieille, un peu dépendante, mais toujours espiègle, j’ai tenté de lui rendre ce qu’elle m’avait donné, mais c’était impossible. Je ne pouvais pas, dans le peu de temps qui nous restait, faire pour elle ce qu’elle avait fait pour moi.
Je ne pouvais pas lui donner la liberté…
Le portrait de ma grand-mère est impossible à faire dans une page et quelques paragraphes. J’oublie nécessairement des choses. De dire, par exemple, à quel point elle était une femme réellement généreuse, de son argent, mais aussi de son temps, de son aide, de son attention. J’oublie de dire qu’elle nous laissait faire, en vacances, des repas de bonbons et de gâteaux que nous organisions nous-mêmes. J’oublie aussi de dire qu’elle était une force de la nature, rarement malade. J’oublie de préciser qu’à 98 ans, elle a quitté sa maison pour un lieu où on met les mémés qui se cassent la figure, mais que jusqu’à cette date, elle venait nous ouvrir sa porte en chantonnant voilà, voilà voilà voilà… J’oublie encore de dire qu’elle s’est occupée de sa mère, et d’un peu tout le monde, et qu’elle a mis ceux qui en avaient besoin à l’abri. J’oublie nécessairement de dire quelque chose d’essentiel qui expliquerait définitivement pourquoi ma grand-mère était une lumière dans ma vie, qui éclairait un chemin parfois difficile et cahoteux, et combien elle me manque. J’entends sa petite voix aigrelette dire les poèmes de son enfance, et les chansons de sa jeunesse. Je la remercie d’avoir vécu cent ans.
Antoinette, ma grand-mère. Une femme formidable.

Quel joli témoignage, elle avait l’air chouette, votre grand-mère ! La mienne me manque aussi et je serais bien incapable d’écrire d’aussi jolies choses à son sujet. Peut-être un jour. Merci pour cet texte et courage pour votre deuil, il en faut.
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Ma grand-mère était bien âgée. Elle est partie il y a 6 ans, déjà. Je me réjouie de la chance d’avoir pu la côtoyer si longtemps. Ce n’est pas une chance accordée à tout le monde. Merci de votre commentaire.
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Comme il me plait ton texte! Je me souviens quand j’ai commencé dans le magazine 100 idées en 1978 il y avait encore des gens qui mettaient tous les textes lettres par lettres, au plomb on disait.
C’est à la fois émouvant et joyeux, plein de bons moments et de petits bonheurs! Ta grand-mère me plait énormément et c’est vrai que c’est une chance d’avoir pu l’avoir si longtemps… J’aurai aimé cette femme c’est sur, c’est étonnant parfois je me retrouve moi, dans ta description. Merci Marie-Anne pour ce si joli hommage.
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Merci de ton commentaire, chère Charlotte. Hé oui ! Les ouvriers du livre… Tout un monde !
Je me rends compte, à la faveur de mes publications, que je parle souvent de souvenirs et d’émotions que nous traversons toutes et tous. Tu es peut-être comme ma grand-mère ! Je te le souhaite, c’est un passeport pour la joie!
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Quel beau « film » viens-je de visionner…ou de revoir plutôt, tant l’image est hyper réaliste sans la froideur habituelle accordée à ce terme. Ici, la précision – hyper-réaliste » – est le manifeste d’une « dégustation » de tous les sentiments dont l’assemblage dessine à la perfection ce grand amour filial arrière grand-maternel, d’une petite fille hyper sensible aux manifestations mutuelles des coeurs « éveillés » !!! Bravo tite Marie Anne, je t’aime depuis les premiers jours, notamment lorsque je prenais plaisir à venir t’aider à trouver le sommeil, te trimbalant dans ton landau sur un petit chemin pierreux de Sologne ! Gros bisous du dernier des sept habitants du passage, sur la photo !!!
Philippe.
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Gros bisou, mon tonton, et merci de ton commentaire. Moi aussi je t’aime beaucoup.
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