Enchevêtrement des toits et des pignons aux couleurs fanées, puits de lumière ornés de fer forgé et couvert de tôle ondulée, tuiles rouges et forêt d’antennes tordues. Le ciel est couvert, ce matin. Comme souvent dans les cités du bord de la mer, la nuit a tiré sur la ville la couverture des nuages, et ils peinent à se disperser au matin, mais on sent le soleil et la chaleur tout proches. Les bruits sont nouveaux, et pourtant familiers. Comme de vieux amis, ils montent vers moi de la rue, et entrent par la fenêtre largement ouverte. Les sirènes des ambulances, les voix des enfants, les frôlements des voitures sur les pavés de basalte de la chaussée, les oiseaux sur les toits, et dans les cages suspendues aux fenêtres. Cliquetis des boutiques, voisins s’interpellant à grand bruit, vendeurs ambulants. Au loin, le brouhaha emmêlé des autos, des camions et par-dessus ce tissu épais, les notes joyeuses des trams dégringolant les collines et les cris des goélands dans le ciel au-dessus.
Le soleil noie tout. Les rues incandescentes à midi se fondent au loin dans des éclaboussures de lumière. On suit le chemin blanc des carrés de calcaire pour arriver sur les places du centre-ville. Il faut être prudent pour ne pas glisser sur les trottoirs escarpés, malicieusement revêtus de pavés incertains. Lisbonne monte et descend, puis monte et descend… Les vieilles dames, coiffées d’écharpes et emmaillotées, les bras cousus de sacs en plastique, montent les côtes inversées à pas lents, chaque pied s’ancrant autant que possible sur le sol menaçant de se décomposer en un puzzle de pierres folles.
Les statues de l’hôpital dressent leurs doigts mutilés. Mauvais présage. Un ambulancier gras et patibulaire projette d’une chiquenaude son mégot dans le terre-plein de terre nue.
La rue escarpée se jette vers le théâtre Dona Maria II, et le grouillant Rossio. Les jets d’eau semblent frais dans toute cette lumière et arrosent le ciel avec de la joie. Des silhouettes affairées traversent en tout sens. Au-delà de la place, en hauteur, comme des constructions fragiles toujours prêtes à s’effondrer, montent les immeubles et édifices du Chiado, et les ruines du Carme. Au loin, dans la rue montante, on entend vaguement grésiller du fado. Personne n’écoute, sinon quelques touristes affamés de pittoresque. On marche entre des falaises d’immeubles s’escaladant l’un l’autre, prenant pied sur le toit des premiers, se juchant, vacillants, sur les épaules et le dos lépreux des plus vieux et des plus bas.
J’aime le dégradé de ces rues entourées de vieux murs jamais repeints. Le temps y écrit une histoire invisible. Perchés comme des géants brodés de fenêtres, au sommet de la colline, ils semblent regarder la foule de leurs yeux éteints. Mais, plongés dans l’ombre de ce côté de la rue, ils dorment…
Comme le flot des vagues, la foule se dirige vers le Tage. C’est ce que je crois, mais les gens finissent dans les grandes boutiques et le métro. Personne pour admirer les vitrines surannées, papillonnantes d’éventails en dentelle, de broderies faites à la main, d’objets inutiles et sans charme. Au bout de la rue, un accordéoniste mélancolique et son chien désespéré, un pot de plastique entre les dents, espèrent une pièce. La grande et belle rue qui se termine par une arche monumentale semble crasseuse, et délaissée. Elle croise et tisse sa route avec des rues perpendiculaires qui filent vers les collines, pour les gravir au son allègre du tram 28. À force, l’asphalte cuit et recuit des jours d’été caniculaires fait des bourrelets fantaisistes qu’il faut enjamber pour traverser au bip bip des feux tricolores. La Rua Augusta s’ouvre enfin, une fois l’arche et les colonnades passées, comme une fleur merveilleuse sur la place du Commerce, et au loin sur le Tage et sa lumière jaune. Les immeubles aussi sont jaunes. De ce jaune d’or unique. La majesté modeste de la place est compensée par la splendeur et la beauté du fleuve qui s’étale et prend de l’ampleur, sans paresser, avec la fougue des flots qui savent où ils vont. Au milieu de la place nue, je me retourne pour voir la construction féerique de Lisbonne, qui ne tient que par magie, ses immeubles sans logique, ses entassements de maisons comme des jouets grimpant à l’assaut du château maure. Ses folles couleurs épousant les murs de pierre des églises, le ciel tissé des fils électriques des tramways, le bleu au dessus, pur, limpide et lavé par la brise. Les sons lointains de la vie, et le murmure du fleuve qui va vers son destin océanique. Je ferme les yeux pour enfermer en moi toutes les images, toutes les sensations, toutes les émotions, puis je tourne mon regard vers le quai des colonnes, et mon âme monte dans la caravelle des nuages traversant avec calme l’azur pour faire voile vers des tropiques inconnus, au-delà de moi-même…
