Il est assis au bout de la table.
Sur la nappe froissée traînent encore les miettes et les tasses du déjeuner.
Tous sont partis. Ils ont quitté la petite salle à manger tranquille. Les portes-fenêtres sont ouvertes et un frais soleil dessine des carreaux de lumière sur les tomettes.
Une brise pointue gonfle les rideaux. Ils s’envolent comme de légers fantômes, font de silencieux et longs mouvements de bras, puis vont mourir contre le mur où ils palpitent un moment encore pour frémir de nouveau dans un souffle.
Un silence d’oiseau a empli la maison. Loin, au bout du vestibule, les marmites de cuivre sonnent pareilles à des clarines.
Une main a posé, à côté de la fine tasse de Victor, un petit plateau où sont posés un flacon maculé d’encre, un verre d’eau et quelques pinceaux.
Sur un chiffon de papier minuscule, sur un carnet jauni, sur une feuille épaisse, Victor peint.
Il trempe le gros pinceau dans la tasse de café, dépose une couche brune qui dégouline. Il laisse tomber quelques gouttes d’encre, qui fusent ainsi que des fleurs noires.
D’une main sûre, il guide l’encre qui veut fuir, l’absorbe et la retient pour la libérer plus loin.
Une partie du lavis a séché. Avec son pinceau mouillé, il dessine une lune d’eau pure. Il écrit des vagues, des tourmentes, de larges taches noires qu’il appelle « taches ». Il trace des tours de Nesle branlantes où monte un escalier de bois, des rochers de Gibraltar balayés de tempêtes, des charybdes, des scyllas, des maelstroms de café striés d’encre.
Victor peint ce qu’il voit derrière ses yeux clos.
Il ne peint pas de charmantes personnes, de beaux objets, des enfants qui jouent aux billes…
Il peint la pupille de l’agate qui se spirale infiniment.
Il peint l’angoisse, les ténèbres, les châteaux de féerie et les naufrages. Les visions, les landes agitées, les villes disparues, les beffrois, les donjons disloqués.
Les horizons éclatés, les silhouettes de coupoles, les délires souterrains et trempés d’ocre. Des gibets où pendent des suppliciés pareils à des sacs.
Des églises mortes, des chaos obscurs.
Des ruines soulevées de nausées, des bavures lavées, des macules de sang noir.
Avec ces quelques traits d’eau brune, les traces rondes des soucoupes, les coups de mine nerveux, les griffures de la plume, il invoque un monde étrange et torturé, son monde intérieur sans lumière, son monde de peintre… Un univers de coin de rue obscure.
Il écrit son nom, il raconte des paysages de solitudes désolées où fleurit une touffe de noirs genêts.
Victor peint.
