Nora lui caresse le front, et glisse ses doigts dans les boucles soyeuses du jeune homme. Elle le regarde toujours comme si elle avait trouvé un merveilleux bijou… Mais Sami sait bien, lui, qui a trouvé un trésor. Ce jour-là, le jour du baiser sur la main et des larmes, c’est le jour où il est arrivé sur terre. Jusque là, il avait plus ou moins vécu en enfer. Quand Nora l’a trouvé, quand elle l’a déterré, et amené au jour, son cœur s’est ouvert comme une noix et a laissé entrer la lumière. Il était toujours gros, c’était toujours la galère, mais la main de Nora dans la sienne le rendait léger comme un ballon de baudruche.
Il lui rend sa caresse, promenant sa main sur le corps soyeux de sa compagne. Nora n’est ni maigre, ni mince, ni petite, ni grande. Elle a ce qu’il est convenu d’appeler bizarrement, des « formes », comme si certains corps en étaient dépourvus. Tous les seins sont beaux. Ceux de Nora sont ceux de Nora. Ils lui ressemblent. Lourds, penchés en avant, on dirait qu’ils écoutent. La peau fine et transparente, veinée d’une résille mauve, l’aréole rose et timide, ils frémissent au contact des doigts. Une taille marquée suivie de fesses rondes, un triangle de poils bouclés sur une motte saillante, des cuisses musclées, des mollets solides, des pieds joliment cambrés terminés par de spirituels orteils. Ses épaules arrondies, son cou gracieux et charnu supportent une tête aux yeux de fauve, au petit nez bien dessiné, aux lèvres joyeuses, un visage triangulaire de chat paresseux, et la masse de la chevelure bouclée qui descend en vague jusqu’aux reins. Voilà Nora, nue, allongée sur le drap froissé.
La main du jeune homme lui effleure le flanc qui tressaille sous la caresse.
Sami déploie son grand corps avec une insoupçonnable majesté. Une délicatesse que seule Nora connaît. Animal immense, il déplie ses chairs, ouvre ses bras, allonge ses jambes. Toute dans la fascination de ce geste lent plein de grâce, Nora pense à une baleine qui fait émerger sa grande masse de l’eau d’un coup de rein et de queue, et retombe dans un jaillissement. Le corps de Sami, ce corps gras, malmené, pour elle c’est Sami, et ce n’est que lui. Tous les tremblements, les oscillations, les agitations de plis, de rondeurs, de bourrelets, tout ce que Sami redoute, Nora le chérit. À genou sur le lit, elle attend les bras de son amant autour de son corps… qu’il la saisisse, qu’il se fasse lourd, qu’il la roule comme une vague contraire.
Ça a été compliqué, l’amour, entre eux. L’amour charnel. Celui qui se fait, pas celui qu’on éprouve. Sami se refusait à tout attouchement. Il avait fallu que Nora l’apprivoise. Les baisers furent l’étape la plus simple. Sami désirait les lèvres de Nora depuis qu’elle les avait appuyées sur le dos de sa main mouillée de larmes. Elle n’avait pas tardé à s’y essayer. Ce jour-là, le fameux jour des mains embrassées, Nora avait frôlé les lèvres de Sami avec les siennes. Il avait fermé les yeux. L’embrasser tout de bon, en y mettant la langue, et toute la bouche et le faire durer n’avait pas été difficile. « Tu veux qu’on s’embrasse ?» elle lui avait dit quelques jours plus tard. Il avait hoché la tête et murmuré un oui qui était plutôt un souffle. Alors, elle s’était penchée sur son visage, l’avait picoré de petits baisers pointus, et finalement, avait pris ses lèvres entre les siennes, et de sa langue, avait ouvert sa bouche craintive. Les yeux clos, ils s’étaient embrassés longtemps. La main de Nora glissait sur le cou de Sami, et sur ses bras, jusqu’aux mains, entremêlant leurs doigts. Puis ils avaient décollé leur bouche. À ce moment précis, ils ne savaient plus parler. Ils se regardaient, étonnés d’être toujours deux. Elle lui sourit et reçut en retour l’éblouissant sourire de Sami. Pour ce rayon de beauté et de grâce, elle aurait tout donné ! Elle aurait vendu père et mère, et même sa chienne Noune.
Se montrer nu était une épreuve. Longtemps, Sami s’était enveloppé d’obscurité. Il fallut des jours pour l’effeuiller. Éteindre la lampe, garder son t-shirt, rester sous le drap… Tout plutôt que la chair crûment éclairée par la lumière dansant sur les crêtes des plis, plongeant les creux dans l’ombre, accentuant les reliefs de ce paysage accidenté. On n’avait fait honte de son corps à Sami, et, en conséquence, il en avait honte. Nora écarta les bras qui cachait la poitrine, enleva les maillots, retira les sous-vêtements, les siens et ceux de son ami, jour après jour, et enfin nus, ils connurent l’ivresse du corps aimant, la béatitude du corps aimé.
Rester ainsi sur le lit, dans l’état de nature, avait demandé du temps, mais Sami avait accompli cet exploit, et dorénavant, ne se recouvrait plus. L’amour, ce n’est pas que dans la tête, c’est aussi dans les muscles, dans les os et dans le gras. Pour partager son corps, et en jouir, il faut aussi désirer son propre corps. « Caresse-toi, toi aussi » « je t’aime » et « tu es beau » avaient été les baumes qui lui avaient permis de se trouver digne de donner du plaisir et d’en prendre. Petit à petit, Sami cicatrisait…
Il était vierge la première fois qu’ils firent l’amour. Vierge de tout. Sa maladresse était touchante pour Nora, bien plus que les gestes plus sûrs des garçons qui l’avaient initiée à l’amour physique, mais sa gaucherie tétanisait Sami. Mille fois plus que les baisers et la nudité, faire l’amour le terrorisait. Son sexe, qu’il n’avait jamais vu, sinon dans la glace, était un étranger qu’il redoutait. Déjà que se retrouver à deux dans le but de faire l’amour n’est pas facile quand il s’agit de corps qui ne posent pas de problèmes, mais quand, en plus, on est gros…
Ça avait été délicat.
Ils avaient travaillé à trouver les bons gestes, les meilleures positions, celles qui ne blessaient pas son amour-propre, celles qui étaient commodes pour les deux partenaires. Comme il n’y a pas de science du sexe, il n’y a pas de guide, ni de manuel. Il faut apprendre par soi-même. C’est un territoire essentiellement empirique. D’autant que tout change en fonction des sujets. Tout doit s’imbriquer, se synchroniser, se coordonner, les corps tout autant que les souffles, les rythmes et les gestes. Jeunes et inexpérimentés, ils ne savaient pas qu’ils étaient absolument semblables à n’importe quel couple qui cherche le plaisir et le partage de sentiments profonds.
Aujourd’hui, ce matin, dans la chaleur qui monte, en parfaite harmonie, ils s’aiment. Leurs bras, leur ventre, leurs jambes, leurs fesses et leur sexe s’accordent comme une machine aux subtils rouages. Dans la connaissance intime de leurs désirs, ils se donnent tout le plaisir qu’ils peuvent.
Sami s’est rendormi. La tête sur l’oreiller et le reste dans le désordre des draps. Nora s’habille, enfile ses chaussures. Les amants ont toujours du mal à se désunir. Chaque séparation est une rupture. Mais Nora n’est pas décidée à joindre sa vie à celle de Sami. Elle est trop jeune, et malgré sa passion pour son amoureux, elle veut une vie à elle, même si pour le moment, c’est chez ses parents qu’elle la vit. Sami ne l’entend pas fermer la porte et descendre rapidement les escaliers. Elle a laissé un post-it jaune sur l’ordinateur.
Elle file dans le dédale des rues du vieux quartier, descend quatre à quatre les volées de marches des venelles, court jusqu’à l’entrée du métro. Elle est en retard en cours. De ses doigts écartés, elle peigne ses cheveux et les tord pour les nouer sur son cou. Il va encore falloir qu’elle trouve une excuse pour avoir découché. Elle évite de parler de Sami à la maison. Les gros, les gens différents, les rastaquouères, comme dit son père, les sans-le-sous, ce n’est pas ce qu’ils ont prévu pour Nora. Mais elle, elle s’en fout.
Le métro l’emporte, elle, ses livres de cours, son amour, et les restes de leur union matinale qui palpite encore dans son sexe.
Pour gagner sa vie sans être vu, Sami écrit. Des articles, des biographies de nullités dans la vie de qui il cherche en vain ce qui serait intéressant à raconter, des annonces, des brochures, des slogans, des plaquettes. Il rempote des scénarios ni fait ni à faire, relit des contes pour enfants, retraduit en français des notices chinoises et des menus de restaurants pour touristes. Tout ce qui s’écrit, Sami l’écrit. Assis à son secrétaire délabré, sur son fauteuil de gamer spécial cent soixante kilos, Sami écrit. Il aligne les mots, les compte, les réunit en paragraphe, en prenant soin à ne pas utiliser les plus beaux, les plus complexes, les plus discrets. Il faut du mot quotidien, du mot de tous les jours, du mot sans problème pour être compris. Pour se laver des scories plumitives, à la fin de la journée, ou quand il n’en peut plus, où s’il pleut, ou s’il fait beau, il écrit pour lui, et pour son amoureuse. Des choses qu’il n’écrit pas avec des mots, mais avec des émotions, et la certitude que ses yeux ne sont pas assez grands pour toute la beauté du monde…